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Conférences

L’influence du droit de l’Union européenne sur le contentieux administratif

Introduction

Un recours pour excès de pouvoir à l’encontre d’un contrat administratif est-il recevable ? Le juge administratif français peut-il en principe contrôler une loi promulguée ? Il y a quelques années, on n’aurait pas même osé formuler de telles questions auxquelles la réponse a priori négative semblait évidente. Pourquoi n’en va-t-il pas de même aujourd’hui ? Pourquoi répondre à ces questions par l’affirmative est-il devenu banal ? Il paraît que, dans une grande mesure, cela tient à l’influence que le droit de l’Union européenne exerce sur le contentieux administratif de ses États membres.

Aujourd’hui, plus que jamais, il est évident que l’ordre juridique national est largement saisi par le droit de l’Union, dont les règles primaires comprennent désormais la Charte des droits fondamentaux et, par son biais, la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. Le droit de l’Union surdétermine largement l’interprétation et l’application du droit national, même à propos des questions qui ne n’entrent pas dans le champ d’application du droit de l’Union et dont l’analyse est en principe fondée sur les particularités de l’ordre juridique national.

Il en va ainsi pour les questions concernant le contentieux administratif, un domaine autrefois censé être préservé de l’européisation générale du droit national. Presque tout aspect du procès administratif et de l’organisation des juridictions administratives est désormais encadré par le droit de l’Union: les actes susceptibles d’être attaqués par un recours en appréciation de validité[1], les délais de procédure[2], la charge de preuve[3], la protection juridictionnelle provisoire[4], la force obligatoire des arrêts rendus suite à un pourvoi en cassation[5], la modulation dans le temps des effets des arrêts d’annulation[6], la dualité juridictionnelle[7], ainsi que les principes généraux du droit du contentieux administratif, tel le principe de l’autorité de la chose jugée[8].

Par ailleurs, le droit de l’Union influence même l’organisation de la justice constitutionnelle, ce qui n’est pas sans incidence sur le contentieux administratif. En effet, le contrôle de constitutionnalité des lois, autrefois symbole de la nature rigide des règles constitutionnelles et de leur primauté au sein de l’ordre juridique national, est aujourd’hui largement concurrencé par le contrôle d’unionité des lois et subit les conséquences des perturbations intervenues au sommet de la pyramide des normes par le droit de l’Union[9]. Il est ainsi à suggérer que le droit de l’Union européenne incite les États membres à introduire ou à maintenir l’exception d’inconstitutionnalité des lois, tout en rendant moins attrayante l’introduction des mécanismes de concentration du contrôle juridictionnel de leur constitutionnalité[10]. De la sorte, en France, l’introduction de la question prioritaire de constitutionnalité, a fait entrer le juge administratif dans le processus de contrôle de la constitutionnalité des lois et, par conséquent, l’a mis face aux tensions possibles entre un tel mécanisme de contrôle concentré et le système diffus de contrôle d’unionité des lois[11]. D’autre part, les juridictions administratives dans des pays, comme la Grèce, qui suivent un système diffus de contrôle de constitutionnalité des lois ont subi les conséquences de l’arrêt « Unibet »[12], par lequel la Cour de justice a imposé l’interprétation des règles du contentieux constitutionnel conformément au droit de l’Union.

L’objectif de ma conférence est de montrer que le droit de l’Union, tout en perturbant plus ou moins les structures de l’ordre juridique national, a considérablement contribué à la modernisation du contentieux administratif et à l’amélioration de la protection juridictionnelle des administrés, par le biais de la correction de certaines lacunes ou imperfections du droit national. Or, dans l’étape actuelle de l’évolution des rapports entre le droit de l’Union et le droit national, autant l’ordre juridique européen veut présenter un profil dynamique en matière d’harmonisation des règles et principes nationaux du contentieux administratif, autant l’insuffisance et les limites de cette harmonisation apparaissent. L’absence d’un système juridictionnel unique ne facilite pas la protection juridictionnelle effectivedes administrés au sein de l’ordre juridique de l’Union. Au contraire, elle renforce, le cas échéant, la réticence du juge national qui, sous le prétexte du principe de la soi-disant autonomie procédurale, s’abstient souvent d’accomplir pleinement ses devoirs découlant du droit de l’Union. Les symptômes de cette réticence semblent se multiplier après l’échec de la constitutionnalisation formelle de l’Union, la perspective de l’adhésion de cette dernière à la Convention européenne des droits de l’Homme et la crise financière de la zone euro, l’influence du droit de l’Union sur le droit national étant marqué par l’empirisme excessif du pluralisme constitutionnel qui s’installe en Europe.

J’ai choisi de structurer mon analyse en trois parties, qui abordent successivement les fondements (I), les effets (II) et la gestion (III) de l’influence du droit de l’Union sur le contentieux administratif.

I. Les fondements de l’influence

Le fonctionnement réel des institutions démontre que l’évolution et la protection de l’effet utile des règles et principes de l’ordre juridique de l’Union constituent souvent pour les autorités nationales des États membres non seulement une source de multiples obligations mais aussi une motivation pour d’ajustements divers du droit national, même dans des cas qui n’entrent pas dans le champ d’application du droit de l’Union européenne. De la sorte, l’influence du droit de l’Union sur le contentieux administratif est fondée non seulement sur le principe de primauté dudit droit (A) mais aussi sur son effet attractif (B).

A. La primauté du droit de l’Union

En vertu du principe de primauté du droit de l’Union, qui doit être combiné avec l’effet direct de celui-ci, les autorités nationales sont obligées de respecter la lettre et l’effet utile des normes du droit de l’Union qui concernent le contentieux administratif.

Il en va ainsi pour les dispositions du droit primaire : d’une part, pour l’art. 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union ayant réaffirmé le principe de protection juridictionnelle effective qui constitue un principe général du droit de l’Union, découle des traditions constitutionnelles communes aux États membres et a été consacré par les articles 6 et 13 de la Convention européenne des droits de l’Homme[13] ; d’autre part, il en va ainsi pour l’art. 19, par. 1, deuxième alinéa, TUE qui dispose que «Les États membres établissent les voies de recours nécessaires pour assurer une protection juridictionnelle effective dans les domaines couverts par le droit de l’Union» et dont il ressort que les juridictions des États membres doivent veiller au respect du système juridictionnel de l’Union[14].

Il en va de même pour les dispositions du droit dérivé, telles les dispositions des «directives recours» (89/665 et 92/13) en matière de passation de marchés publics et de concessions, ainsi que pour les dispositions de l’art. 10 de la directive 2000/78 renversant le fardeau de la preuve des discriminations directes ou indirectes en matière d’emploi et de travail.

En vertu également du principe de primauté du droit de l’Union, les autorités nationales et, notamment, les autorités juridictionnelles sont obligées d’interpréter le droit national du contentieux conformément au droit de l’Union. Il s’agit d’un aspect spécifique de l’obligation générale des juridictions nationales de donner à la loi interne qu’elles doivent appliquer, dans toute la mesure du possible, une interprétation conforme aux exigences du droit de l’Union[15].

L’obligation d’interpréter le droit du contentieux national conformément au droit de l’Union découle du fait que, si le droit primaire de l’Union a institué un certain nombre d’actions directes qui peuvent être exercées, le cas échéant, par des personnes privées devant la Cour de justice, il n’a pas entendu créer devant les juridictions nationales, en vue du maintien du droit de l’Union, des voies de droit autres que celles établies par le droit national[16]. Du fait de sa structure juridictionnelle elliptique, l’ordre juridique de l’Union est obligé d’emprunter aux ordres juridiques nationaux des États membres leur propre structure juridictionnelle. Ceci étant, il incombe aux juridictions des États membres, en application du principe de coopération loyale désormais consacré à l’article 4, paragraphe 3, TUE, d’assurer la protection juridictionnelle des droits que les justiciables tirent du droit de l’Union[17]. Il s’agit de ce qu’on appelle un système décentralisé de protection juridictionnelle, selon lequel le juge national est le juge de droit commun de l’ordre juridique de l’Union[18].

À cet égard, la Cour de justice a jugé qu’en l’absence de réglementation de l’Union en la matière, il appartient à l’ordre juridique interne de chaque État membre de désigner les juridictions compétentes et de régler les modalités procédurales des recours destinés à assurer la sauvegarde des droits que les justiciables tirent du droit de l’Union. Ainsi, malgré la reconnaissance de leur autonomie procédurale, les États membres ont la responsabilité d’assurer, dans chaque cas, une protection effective de ces droits[19]. De la sorte, les juridictions nationales doivent également interpréter les modalités procédurales applicables aux recours dont elles sont saisies, dans toute la mesure du possible, d’une manière telle que ces modalités puissent recevoir une application qui contribue à la mise en œuvre de l’objectif de garantir une protection juridictionnelle effective des droits que les justiciables tirent du droit de l’Union.

Suivant les particularités de l’ordre juridique de l’Union, la Cour de justice a précisé les aspects spécifiques de l’obligation d’interpréter le droit national du contentieux conformément au droit de l’Union. Il s’agit des conditions d’application du droit national du contentieux (1), de la soi-disant harmonisation négative (2), de la méthode d’interprétation du droit national (3) et de l’institution du renvoi préjudiciel devant la Cour de justice (4).

1) Les conditions d’application du droit national du contentieux. Selon la jurisprudence constante de la Cour de justice, les modalités procédurales des recours destinés à assurer la sauvegarde des droits que les justiciables tirent du droit de l’Union ne doivent pas être moins favorables que celles concernant des recours similaires de nature interne (principe d’équivalence) et ne doivent pas rendre impossible en pratique ou excessivement difficile l’exercice des droits conférés par l’ordre juridique de l’Union (principe d’effectivité)[20].

2) La soi-disant «harmonisation négative». Si une application de la loi interne conforme aux exigences du droit de l’Union n’est pas possible, la juridiction nationale a l’obligation d’appliquer intégralement le droit de l’Union et de protéger les droits que celui-ci confère aux particuliers, en laissant au besoin inappliquée toute disposition nationale dans la mesure où son application, dans les circonstances de l’espèce, aboutirait à un résultat contraire au droit de l’Union[21]. Il s’agir de la soi-disant harmonisation négative, laquelle impose aux États membres une obligation d’abstention. Il s’agit d’un ultimum refugium, qui est destinée à gérer l’absence de règles spécifiques de droit de l’Union, sans pour autant faire annuler les dispositions nationales ou bouleverser l’ordre juridique en cause. D’ailleurs, la Cour de justice a jugé que sa jurisprudence n’a pas le sens que l’incompatibilité avec le droit de l’Union d’une norme de droit national postérieure a pour effet de rendre celle-ci inexistante. Face à une telle situation, le juge national est seulement tenu d’écarter l’application de cette norme, étant entendu que cette obligation ne limite pas le pouvoir des juridictions nationales compétentes d’appliquer, parmi les divers procédés de l’ordre juridique interne, ceux qui sont appropriés pour sauvegarder les droits individuels conférés par le droit de l’Union[22]. Or, s’il n’existe de procédés nationaux appropriés, il incombe au juge national de les former, voire de les inventer à la lumière de l’économie générale de son ordre juridique national.

3) La méthode d’interprétation du droit national. Selon la jurisprudence de la Cour de justice, chaque cas où se pose la question de savoir si une disposition procédurale nationale rend impossible ou excessivement difficile l’application du droit de l’Union doit être analysé en tenant compte de la place de cette disposition dans l’ensemble de la procédure, de son déroulement et de ses particularités, devant les diverses instances nationales. Dans cette perspective, il y a lieu de prendre en considération les principes qui sont à la base du système juridictionnel national, tels que la protection des droits de la défense, le principe de la sécurité juridique et le bon déroulement de la procédure[23].

4) Le renvoi préjudiciel. Enfin, le juge national est tenu d’interpréter le droit de l’Union conformément auquel il doit interpréter et appliquer le droit national. Ceci étant, la possibilité ou même l’obligation de poser une question préjudicielle à la Cour de justice, selon l’art. 267 TFUE, vient à son secours et garantit l’application uniforme du droit de l’Union dans tous les États membres. Il s’agit de la possibilité d’accès libre et direct au mécanisme du renvoi préjudiciel auprès de la Cour de justice de toute juridiction d’un État membre saisie d’une affaire impliquant l’application du droit de l’Union. À cet égard, il a été jugé que les juridictions nationales doivent avoir la faculté la plus étendue de saisir cette Cour si elles considèrent qu’une affaire pendante devant elles soulève des questions comportant une interprétation ou une appréciation en validité des dispositions du droit de l’Union européenne nécessitant une décision de leur part[24].

Or, il n’est pas que le principe de primauté qui oblige les autorités nationales d’interpréter le droit national du contentieux conformément au droit de l’Union. C’est aussi l’effet attractif de ce dernier qui les incite à le faire.

B. L’effet attractif du droit de l’Union

L’expérience de la participation des États membres au processus de l’unification européenne anime une réflexion continue, qui débouche souvent sur des révisions de certaines perceptions traditionnelles ou de certains éléments fondamentaux de leurs  ordres juridiques nationaux. Même s’il ne s’agit pas d’une obligation juridique proprement dite, ces révisions ne sont pas toujours spontanées. Certes, le droit de l’Union se présente comme le droit comparé par excellence, de sorte que ses solutions peuvent simplement inspirer, le cas échéant, la solution des litiges de nature purement interne. L’arrêt du Conseil d’État du 11 mai 2004, Association AC ! et autres, par lequel le juge administratif français s’est reconnu la possibilité de moduler dans le temps les effets de l’annulation d’un acte administratif, en est la preuve. Or, il arrive que la résolution des litiges de nature purement interne soit aussi influencée par la pression institutionnelle et politique exercée par le droit de l’Union, à savoir par le soi-disant effet attractif de celui-ci. Ainsi, entre l’obligation d’interpréter le droit national conformément au droit de l’Union et la liberté de l’interpréter « à l’instar » du même droit, se situe le cas de l’interprétation du droit national «au vu » du droit de l’Union.

Un premier exemple caractéristique de ce mode d’interprétation constitue le fameux arrêt de l’assemblée du Conseil d’État, du 16 juillet 2007, Sté Tropic Travaux Signalisation, par lequel il a été institué un tout nouveau recours en appréciation de la validité d’un contrat administratif ouvert aux tiers concurrents évincés de la procédure de sa conclusion. Il suffit d’étudier les conclusions du commissaire du gouvernement D. Casas pour s’apercevoir que l’institution prétorien dudit recours est motivée surtout par l’évolution de la jurisprudence de la Cour de justice[25] et par l’intention du juge national d’anticiper les réformes des directives « recours» en matière de passation des marchés publics.

La révision des articles 61-1 et 62 de la Constitution française en juillet 2008 constitue un deuxième exemple éloquent de l’influence officieuse qu’exercent sur le droit national tant le droit de l’Union que le droit international. Plus particulièrement, il s’agit de l’effet attractif de l’exception d’inconventionnalité sur le système de contrôle de  constitutionnalité des lois, qui a diffusé le contentieux constitutionnel dans le contentieux administratif. Comme l’indique clairement le commentaire de la décision n° 2009-595 DC du 3 décembre 2009 sur la «Loi organique relative à l’application de l’article 61-1 de la Constitution» dans les Cahiers du Conseil constitutionnel[26], «…la création d’un contrôle de constitutionnalité a posteriori vise à replacer la Constitution au sommet de l’ordre juridique français. Il est en effet apparu anormal que tous les juges puissent écarter une loi nationale pour un motif d’inconventionnalité alors que le respect de la Constitution ne pouvait être invoqué devant eux».

Enfin, un troisième exemple qui fait aussi apparaître les frontières délicates entre l’influence officielle et l’influence officieuse du droit de l’Union se profile derrière l’effort des autorités nationales d’éviter les discriminations à rebours. Ainsi, alors qu’en matière de contentieux de contrats publics le législateur grec a institué un système à plusieurs vitesses, car, lors de la transposition des différentes directives «recours», il s’est toujours borné au minimum, en prévoyant les référés précontractuel et contractuel seulement pour les procédures de passation des marchés publics relevant du champ d’application des directives «marchés»[27], son homologue français a opté pour la nationalisation intégrale du droit de l’Union[28]. Certes, dans l’étape actuelle de l’évolution des relations entre le droit de l’Union et le droit national, les discriminations à rebours ne sont officiellement interdites ni par le premier ni par le deuxième. Or, elles deviennent peu à peu difficilement acceptables. D’une part, pour admettre d’appliquer le droit de l’Union, la Cour de justice parfois exige un intérêt transfrontalier non certain mais simplement éventuel[29]. En outre, elle opte souvent de répondre à des questions préjudicielles concernant des affaires de nature purement interne pour faciliter les autorités nationales à restreindre volontairement les discriminations à rebours[30]. D’autre part, peu à peu les discriminations à rebours sont mises en cause même par la jurisprudence nationale, comme il résulte de l’arrêt du Conseil d’État du 6 octobre 2008, «Compagnie des architectes en chef des monuments historiques»[31].

En effet, soit par sa primauté et son application directe, soit par son effet dit attractif, le droit de l’Union saisit le contentieux administratif, qui est désormais obligé de s’adapter aux effets de son européanisation.

II. Les effets de l’influence

L’encadrement normatif et la surdétermination interprétative du contentieux administratif par le droit de l’Union met en cause l’autonomie procédurale des États membres (A) et transforme le rôle institutionnel du juge administratif (B).

A. La mise en cause de l’autonomie procédurale des États membres

Du point de vue théorique, bien que la doctrine et la jurisprudence de la Cour de justice[32] se réfèrent expressément au principe de l’autonomie procédurale des États membres, au vu de l’emprise intense du contentieux administratif par les normes procédurales de l’Union et par la jurisprudence de la Cour de justice, il serait vraiment paradoxal d’accepter l’existence d’une autonomie des États membres proprement dite. Le soi-disant principe de l’autonomie procédurale doit plutôt être compris comme un principe pratique, à caractère fonctionnel, qui permet, d’un côte, à l’Union de mettre en œuvre un mécanisme d’intégration de ses multiples interventions dans les ordres juridiques nationaux et, de l’autre côté, aux États membres de modérer l’ampleur et le rythme de ces interventions. Ainsi, il serait sans doute plus juste de parler d’une compétence procédurale des États membres surdéterminée par le droit de l’Union, autrement dit d’un pouvoir discrétionnaire des autorités nationales qui doit être exercé dans le cadre des règles et principes du droit de l’Union. D’ailleurs, il est à noter que, dans son avis 1/09, du 8 mars 2011, la Cour de justice ne s’est pas référée à l’autonomie procédurale des États membres, mais à leurs «compétences» concernant l’interprétation et l’application du droit de l’Union[33].

Du point de vue pratique, la mise en cause de l’autonomie procédurale des États membres en matière de contentieux administratif peut être décelée tant par rapport aux modalités procédurales de ce contentieux que par rapport à son organisation générale.

D’une part, le droit de l’Union a encadré la plupart des modalités du procès administratif, tous les aspects du contentieux administratif étant susceptibles d’être soumis au contrôle du respect des principes susmentionnés d’équivalence et d’effectivité, y compris les aspects qui concernent la procédure du contrôle de constitutionnalité.

Ainsi, le droit de l’Union a étendu le contrôle juridictionnel de l’activité administrative, en mettant en question la théorie des actes de gouvernement[34] ou en conduisant au contrôle direct des contrats publics par les tiers intéressés en vertu de la jurisprudence « Sté Tropic travaux signalisation » précitée et la directive «recours » 2007/66/CE.

Par ailleurs, dès arrêts Factortame (C-213/89), Zuckerfabrik (C-143/88) et Atlanta (C-465/98) jusqu’aux directives «recours» en matière de marchés publics, le droit de l’Union a contribué à la modernisation de la protection juridictionnelle provisoire dans différents États membres, telle la Grèce, même en matière d’affaires qui avaient un caractère purement interne. En France, grâce au droit de l’Union il est désormais dans l’office du juge des référés de contrôler même une loi, comme il résulte de l’arrêt du Conseil d’État du 16 juin 2010, «Diakité».

Or, l’encadrement européen du contentieux administratif a parfois conduit au rétrécissement de la protection juridictionnelle. Il en est allé ainsi dans le cas de l’arrêt de la Cour de justice du 5 octobre 2006, C-232/05, «Commission c. France», qui a mis à l’écart l’effet suspensif des recours introduits contre les titres de perception émis pour la récupération d’une aide accordée ou en cas de mise à l’écart des principes généraux de la procédure, tel le principe de l’autorité de chose jugée, lorsque celui-ci fait obstacle à la récupération d’une aide d’État, comme il résulte de l’arrêt de la Cour de justice du 18 juillet 2007, C-119/05, «Lucchini». De même, en vue de garantir la récupération d’une aide d’État, dans son arrêt du 20 mai 2010, C-210/09, « Scott et Kimberly Clark », la Cour de justice est arrivée à limiter les effets de l’annulation d’un acte administratif.

Enfin, si le droit de l’Union n’a pas imposé une obligation générale de soulever d’office sa violation, il a intervenu plus activement à la réglementation de la charge de preuve en matière de discrimination, notamment grâce à l’art. 10 de la directive 2000/78.

Il s’ensuit donc que le droit dérivé de l’Union et la jurisprudence de la Cour de justice ont sensiblement marqué l’évolution des modalités du procès administratif.

D’autre part, le droit de l’Union a influencé les rapports de la juridiction administrative avec les autres juridictions, ainsi que quelques traits caractéristiques de son organisation.

La Cour de justice a admis qu’il doit y avoir un accès libre et direct au mécanisme du renvoi préjudiciel de toute juridiction d’un État membre saisie d’une affaire mettant en question l’unionité d’une norme nationale, la mise en œuvre du contrôle d’unionité de cette norme n’ayant pas nécessairement à attendre l’aboutissement du contrôle de leur constitutionnalité[35]. Cette jurisprudence conduit à une certaine fusion du contentieux administratif et du contentieux constitutionnel, très habituelle dans les systèmes de contrôle diffus de constitutionnalité, mais inattendue et troublante dans les systèmes de contrôle centralisé de constitutionnalité, tel le système français. Or, les fameuses affaires Melki et Abdeli[36] ont montré que si la soi-disant autonomie procédurale permet d’ instaurer une question prioritaire de constitutionnalité, elle n’a pas su résister à la priorité procédurale du moyen tiré du droit de l’Union.

Qui plus est, il est à signaler que le droit de l’Union peut même priver le juge administratif de toute compétence en matière de contrôle de constitutionnalité de lois. Il en va ainsi lorsque, avant que le juge constitutionnel soit saisi, la Cour de justice a jugé qu’une loi nationale est incompatible avec le droit de l’Union[37] ou lorsqu’il s’agit d’une loi de transposition du droit dérivé de l’Union qui n’a laissé aucun pouvoir discrétionnaire au législateur national, cas envisagé dans le cadre de l’arrêt «Kamel D.» du Conseil constitutionnel[38].

Par ailleurs, la jurisprudence de la Cour de justice a bouleversé la hiérarchie des tribunaux au sein de la juridiction administrative. À cet égard, il convient de rappeler que la Cour a jugé que le droit de l’Union s’oppose à ce qu’une juridiction nationale, à laquelle il incombe de statuer à la suite du renvoi qui lui a été fait par une juridiction supérieure saisie sur pourvoi en cassation, soit liée, conformément au droit procédural national, par des appréciations portées en droit par la juridiction supérieure, si elle estime, eu égard à l’interprétation qu’elle a sollicitée de la Cour, que lesdites appréciations ne sont pas conformes au droit de l’Union[39]. Dès lors, les hautes juridictions administratives, tel le Conseil d’État, peuvent également se trouver désormais concurrencées par les tribunaux administratifs et les cours administratives d’appel.

Dans le même ordre d’idées, la Cour de justice a admis qu’une juridiction nationale, telle que la juridiction de renvoi, a l’obligation de saisir d’office la Cour de justice de l’Union européenne d’une demande de décision préjudicielle alors même qu’elle statue sur renvoi après la cassation de sa première décision par la juridiction constitutionnelle de l’État membre concerné et qu’une règle nationale lui impose de trancher le litige en suivant la position juridique exprimée par cette dernière juridiction[40]. Ceci étant, les cours constitutionnelles ne peuvent plus monopoliser le dialogue avec la Cour de justice. Elles se trouvent désormais concurrencées par les tribunaux ordinaires. On en a bien pris conscience à l’occasion de tensions institutionnelles survenus au sein de l’ordre juridiques de certains États membres: en France entre le Conseil constitutionnel et la Cour de cassation dans les affaires Melki  et Abdeli, en Slovaquie entre la Cour constitutionnelle et la Haute juridiction administrative dans l’affaire Križan (C-416/10) et en Tchéquie entre la Cour constitutionnelle et la Haute juridiction administrative dans l’affaire Landtová, dans le cadre de laquelle la Cour constitutionnelle tchèque est devenu la première cour constitutionnelle européenne qui, par son arrêt du 31 janvier 2012, a refusé de se conformer à un arrêt de la Cour de justice, à savoir à celui du 22 juin 2011 (C-399/09), en faisant prévaloir la sauvegarde de l’identité constitutionnelle de son pays. Enfin, dans l’affaire Winner Wetten (C-409/06) la Cour de justice a jugé qu’en Allemagne les juridictions ordinaires devraient ne pas se conformer à une décision de la Cour constitutionnelle fédérale qui imposait la survivance transitoire des effets d’une législation anticonstitutionnelle, du moment où cette survivance violait le droit de l’Union.

Il en résulte que, si l’influence du droit de l’Union sur le contentieux administratif a largement contribué au renforcement des garanties de protection juridictionnelle effective des administrés, il ne faut pas perdre de vue qu’en même temps cette influence «nous change notre État!» pour reprendre la fameuse phrase de Maurice Hauriou[41]. Il en va de même pour notre juge administratif.

B. La transformation du rôle institutionnel du juge administratif

Les aspects spécifiques susmentionnés de l’obligation d’interpréter le droit national conformément au droit de l’Union et, notamment, la soi-disant harmonisation négative et le renvoi préjudiciel auprès de la Cour de justice ont en principe renforcé le rôle institutionnel des tous les juges nationaux, y compris du juge administratif.  Comme l’a souligné l’avocat général Léger dans ses conclusions dans l’affaire C-224/01, « Köbler », «si le juge national, comme tout organe d’un État membre, est tenu d’appliquer le droit communautaire, sa mission est «d’autant plus cruciale que, ‘face au stade ultime de l’exécution de la règle’, il est le garant du respect de celle-ci». Sa position est d’autant plus «stratégique» qu’il lui appartient d’apprécier l’articulation de son droit interne avec le droit communautaire et d’en tirer les conséquences qui s’imposent. Ainsi, il n’est plus nécessairement, comme pouvait le dire autrefois Montesquieu, «la bouche de la loi». Bien au contraire, il est tenu de porter un regard critique sur son droit interne afin de s’assurer, avant de l’appliquer, de sa conformité au droit communautaire. …[La jurisprudence de la Cour] a largement contribué à valoriser l’office du juge, à renforcer son autorité au sein de l’État, au prix, dans certains systèmes juridiques nationaux, d’évolutions d’ordre constitutionnel»[42].

La mise en exergue du rôle stratégique du juge administratif grâce au droit de l’Union a été apparue dans l’arrêt du Conseil d’État, du 29 juin 2001, «Vassilikiotis», dans lequel le juge administratif français, guidé par les impératifs du droit communautaire, s’est reconnu la possibilité de prescrire à l’administration, sans avoir été saisi de conclusions en ce sens, les mesures qu’elle devrait prendre pour se conformer à la chose jugée.

Le renforcement du rôle du juge national a été également apparu à propos du référé contractuel institué par la directive « recours » 2007/66. En effet, ce référé constitue un nouveau recours polyvalent, qui supplante la distinction traditionnelle entre le contentieux de recours pour excès de pouvoir et le plein contentieux, en ouvrant la voie d’un contrôle juridictionnel intégral, à géométrie variable. Si, en France, l’arrêt « Sté Tropic Travaux Signalisation » avait déjà anticipé cette révolution concernant les compétences du juge du contrat administratif, dans d’autres États membres, telle la Grèce, la directive « recours » 2007/66 a profondément transformé les perceptions traditionnelles quant au rôle institutionnel du juge administratif.

Or, cette transformation ne joue pas qu’au profit du renforcement des pouvoirs dudit juge. Les effets de l’influence du droit de l’Union sont ambivalents. Ce droit impose aussi des sujétions particulières au juge administratif et l’expose même à la concurrence d’autres juges nationaux.

D’une part, le mécanisme de renvoi préjudiciel constitue une source d’obligations pour le juge administratif. Tout d’abord, il se peut que le juge administratif soit obliger de poser une question préjudicielle auprès de la Cour de justice, notamment dans le cas où il s’agit d’une juridiction nationale dont les décisions ne sont pas susceptibles de voies de recours (art. 267 TFUE) ou lorsqu’il n’y pas lieu d’appliquer la théorie de l’ «acte clair » (arrêt «Cilfit»). De même, il ne faut pas perdre de vue qu’en tous cas le juge administratif est obligé de se conformer aux arrêts rendus par la Cour de justice en la matière. Qui plus est, omettre d’observer ces obligations pourrait engager la responsabilité de l’État membre tant à l’égard de l’Union, selon la jurisprudence «Köbler», qu’à l’égard de l’art. 6 de la Convention européenne des droits de  l’homme et du citoyen. Ceci étant, le juge administratif doit s’incliner devant l’autorité de deux juridictions supranationales, la Cour de justice de l’Union et la Cour européenne des droits de l’Homme, ce qui lui donne, au près desdites juridictions, un nouveau rôle aussi bien inattendu que bouleversant, le rôle d’un quasi justiciable

D’autre part, du fait du caractère diffus du contrôle d’unionité, le juge administratif s’expose à la concurrence d’autres juges nationaux.  À cet égard, l’exemple le plus caractéristique en France est celui résultant de l’arrêt du 17 nov. 2011, «SCEA du Chéneau » par lequel le Tribunal des conflits a consacré la compétence du juge judiciaire non répressif pour apprécier par voie d’exception la conformité d’un acte administratif par rapport au droit de l’Union et a ainsi posé une exception à l’obligation faite à ce juge par l’arrêt « Septfonds » de 1923 de renvoyer au juge administratif toute question relative à la légalité d’un acte administratif. Il est à rappeler que quelques mois plus tard, dans son arrêt du 23 mars 2012, « Fédération Sud Santé sociaux », le Conseil d’État a repris la même justification pour reconnaître au juge administratif la compétence réciproque consistant à pouvoir apprécier la conformité d’un acte de droit privé par rapport au droit de l’Union.

Il s’ensuit que, soit en matière de transformation du rôle institutionnel du juge administratif soit en matière de mise en cause de l’autonomie procédurale des États membres, les effets de l’influence du droit de l’Union sur le contentieux administratif présentent un caractère dynamique, voire ambivalent. De la sorte, cette influence doit être gérée de la part des principaux faiseurs du système que constituent la Cour de justice et le juge administratif.

III. La gestion de l’influence

La manière par laquelle les organes juridictionnels compétents gèrent l’encadrement normatif du contentieux administratif par le droit de l’Union fait apparaître les imperfections de l’organisation de la protection juridictionnelle au sein de l’Union. Elle met en question non seulement l’effectivité de l’interprétation du droit national conformément aux exigences du droit de l’Union mais aussi la sauvegarde générale d’une protection juridictionnelle effective dans l’ordre juridique de l’Union. En effet, à l’ellipticité de la jurisprudence de la Cour de justice (A) s’ajoute la réticence du juge administratif (B).

A. L’ellipticité de la jurisprudence de la Cour de justice

La jurisprudence de la Cour de justice est passée de différentes phases d’évolution: d’abord l’autolimitation, ensuite une tendance de survalorisation du principe d’effectivité et, enfin, après la consolidation de l’obligation d’interpréter le droit national conformément au droit de l’Union, un respect sélectif du droit national du contentieux[43]. Dans toutes ces phases, la Cour de justice a revendiqué une souplesse, qui lui offre la possibilité de garantir une protection juridictionnelle effective à la carte. Or, cette souplesse se caractérise par une concrétisation imparfaite du contenu des obligations des autorités nationales, ce qui ne bénéficie ni à l’œuvre de ces dernières ni à la sécurité juridique.

Un exemple caractéristique de cette concrétisation imparfaite constitue l’arrêt de la Cour de justice du 9 juin 2005, «HLH Warenvertrieb et Orthica » (C-211/03, C-299/03 et C-316/03 à C-318/03). Dans cet arrêt il a été jugé que « Le fait que la marge d’appréciation des autorités nationales en ce qui concerne la constatation d’une absence de besoin nutritionnel ne fait l’objet que d’un contrôle juridictionnel limité est conforme au droit communautaire, à condition que la procédure nationale de contrôle juridictionnel des décisions prises en la matière par ces autorités permette à la juridiction saisie d’un recours en annulation d’une telle décision d’appliquer effectivement, dans le cadre du contrôle de la légalité de celle-ci, les principes et les règles du droit communautaire pertinents ».

Un autre exemple aussi éloquent offre l’arrêt « Unibet » précité. Dans cet arrêt, la Cour de justice a jugé que «le principe de protection juridictionnelle effective des droits conférés aux justiciables par le droit communautaire doit être interprété en ce sens qu’il ne requiert pas, dans l’ordre juridique d’un État membre, l’existence d’un recours autonome tendant, à titre principal, à examiner la conformité de dispositions nationales avec [le droit communautaire], dès lors que d’autres voies de droit effectives, qui ne sont pas moins favorables que celles régissant les actions nationales similaires, permettent d’apprécier de manière incidente une telle conformité, ce qu’il appartient au juge national de vérifier »[44]. À cet égard, il a été pourtant précisé que si l’intéressé «était contraint de s’exposer à des procédures administratives ou pénales à son encontre et aux sanctions qui peuvent en découler, comme seule voie de droit pour contester la conformité des dispositions nationales en cause avec le droit communautaire, cela ne suffirait pas pour lui assurer une telle protection juridictionnelle effective»[45]. La Cour de justice n’a pas précisé quelles seraient les conséquences dans ce dernier cas. Il en résulte a contrario qu’exceptionnellement il se pourrait que le droit de l’Union impose aux États membres d’instaurer, par le biais même d’une harmonisation négative, un recours autonome tendant, à titre principal, à examiner la conformité des dispositions nationales audit droit. Ainsi, il se pourrait qu’à titre exceptionnel le droit de l’Union incite un État membre à introduire un contrôle direct de constitutionnalité des lois, même si l’ordre juridique national en cause n’en prévoit pas.

La concrétisation imparfaite, voire hasardeuse, des obligations des autorités nationales par la Cour de justice se présente aussi dans les cas où celle-ci décide librement de s’affranchir du cadre juridique de sa compétence pour répondre à une question préjudicielle pourtant relative à une situation purement interne. Même si cette pratique contribue, comme on l’a déjà remarqué, à éviter les discriminations à rebours, il ne sert guère la sécurité juridique. Il en va de même dans le cas d’un certain activisme dont fait preuve la Cour de justice, lorsqu’elle décide de faire l’interprétation du droit de l’Union le «prétexte» à l’examen de la compatibilité du droit national à celui-ci. Il y en a plusieurs exemples, parmi lesquels on pourrait citer l’arrêt du 10 janvier 2006, C-147/04, « De Groot », dans lequel la Cour de justice, saisi par le Conseil d’État d’une question préjudicielle concernant la validité d’une décision de la Commission, a dépassé le cadre de la question préjudicielle pour répondre à la question de la compatibilité avec le droit de l’Union de l’arrêté attaqué devant le juge de renvoi.

Enfin, le caractère elliptique de la jurisprudence de la Cour de justice est corroboré par son refus de recourir à la procédure accélérée prévue par l’art. 105 de son règlement de procédure dans le cadre des renvois préjudiciels qui lui sont soumis en matière de référés précontractuels[46]. En effet, il se peut qu’en matière de tels référés le renvoi préjudiciel soit obligatoire, la jurisprudence «Hoffmann-La Roche» et «Morson et Jhanjan» étant inapplicable, du fait que les questions d’interprétation concernent la recevabilité d’un référé et, par conséquent, ne peuvent pas être réexaminées lors d’une procédure ordinaire au fond[47]. Dans ce cas, il est évident que le renvoi préjudiciel ne doit pas retarder excessivement le jugement définitif sur le référé en cause, la rapidité étant requise par les directives « recours » elles-mêmes. Ceci étant, il paraît que l’objectif de cette rapidité devrait peser plutôt sur la Cour de justice pour l’obliger à répondre aux questions préjudicielles suivant la procédure accélérée que sur le juge national qui, même s’il peut adopter des mesures provisoires, n’est pas en mesure de suspendre pour longtemps le rendement de l’arrêt définitif sur un référé. De la sorte, le refus de la Cour de justice d’appliquer la procédure accélérée peut dissuader le juge administratif à lui poser des questions préjudicielles. De l’autre côté, le recours systématique à la procédure accélérée en la matière risque de provoquer la multiplication des renvois préjudiciels et bouleverser le fonctionnement de la Cour de justice. La meilleure solution pour passer outre cette contradiction qui caractérise la coopération institutionnalisée entre le juge national et la Cour de justice dans le cadre des référés serait sans doute une déconcentration de l’organisation de la justice au sein de l’Union, ce qui présuppose pourtant au moins une révision des traités.

B. La réticence du juge administratif

Comme l’a souligné l’avocat général Léger dans ses conclusions précitées dans l’affaire « Köbler », l’européanisation du contentieux administratif «implique de [la part du juge administratif] un nécessaire effort d’adaptation à un environnement juridique élargi et complexifié».

Cet effort n’est pas toujours évident. Pour plusieurs raisons, le juge administratif n’ose pas souvent franchir les limites de ses compétences traditionnelles, même dans les cas où le droit européen lui en offre la possibilité. Aujourd’hui, sa réticence n’est due plus à l’absence de familiarisation avec le droit de l’Union ou à un soi-disant patriotisme jurisprudentiel. Elle s’explique plutôt par le contexte institutionnel dans le quel le juge administratif exerce ses compétences. Ainsi, son obligation de procéder à une interprétation holistique de l’ordre juridique national se heurte à la perplexité de ce dernier, corroborée, dans certains États membres, par la dualité juridictionnelle. Par ailleurs, le principe de séparation des pouvoirs ne permet pas au juge administratif de se substituer facilement aux compétences du législateur ou de l’administration. De plus, l’ellipticité susmentionnée de la jurisprudence de la Cour de justice ne rend pas toujours attrayant le renvoi préjudiciel auprès de celle-ci. Enfin, comme tout organe étatique, le juge administratif et, plus particulièrement, les juridictions administratives suprêmes, n’acceptent pas facilement l’idée qu’il faut concéder à une autre instance, voire à une instance extra-étatique, le dernier mot sur la validité et l’interprétation des règles et principes que ces juges nationaux ont, eux même, construits. Il n’est donc pas paradoxal que le juge administratif insiste souvent sur l’invocation de sa soi-disant autonomie procédurale, pour passer outre ses obligations découlant du droit de l’Union. Ceci étant, au lieu de devenir l’interlocuteur privilégié de la Cour de justice et le promoteur de l’application du droit de l’Union dans l’ordre juridique national, le juge administratif devient un facteur de résistance l’égard de cette application, voire un veto player.

Ainsi, en France, les arrêts susmentionnés «Sté Tropic Travaux Signalisation» et « Fédération Sud Santé sociaux » du Conseil d’État constituent, certes, deux exemples éloquents de l’adaptation du droit national du contentieux aux exigences du droit de l’Union. Or, le juge administratif français n’a pas toujours su gérer de la même façon l’influence du droit de l’Union sur le droit national. On sait bien qu’à partir de son arrêt du 22 décembre 1978, « Ministre de l’intérieur c. Cohn Bendit », le Conseil d’État s’est longtemps opposé à l’idée qu’une directive puisse avoir un effet direct, quel qu’en soit son contenu. Par ailleurs, par son arrêt du 14 mai 2010, « Rujovic », il s’est différentié de la position de la Cour de cassation pour atténuer les conséquences de la jurisprudence de la Cour de justice sur le régime de la QPC.

En Grèce, la jurisprudence du Conseil d’État offre, elle aussi, une large gamme d’exemples de la gestion faite par le juge de l’influence du droit de l’Union sur le contentieux administratif.

D’un côté, il y a des cas où la Haute juridiction administrative procède à des adaptations spectaculaires du droit national aux exigences du droit de l’Union. À cet égard, on pourrait citer l’arrêt n° 3978/2009, dans le quel, guidée par la jurisprudence « Unibet » incitant, le cas échéant, à un contrôle direct des lois nationales, le Conseil d’État grec a admis que l’adoption exceptionnelle par le législateur des mesures individuelles qui excluent l’édiction d’actes administratifs d’application ne saurait priver les justiciables de la protection juridictionnelle effective garantie par l’article 20, par. 1, de la Constitution grecque[48]. Dans ce cas, il a été admis qu’un recours pour excès de pouvoir qui permettrait le contrôle incident des dispositions législatives en cause, pourrait être formé à l’encontre de tout acte administratif, même non exécutoire, visant l’exécution des dispositions législatives en cause, même si ces dernières n’en prévoyaient aucun.

De l’autre côté, il y a des cas où le Conseil d’État n’a pas osé à remettre en cause la jurisprudence traditionnelle concernant le cadre constitutionnel de la dualité juridictionnelle.  On l’a bien constaté à propos de la première affaire révélant un conflit de compétence négatif entre les juridictions administratives et judiciaires dans le cadre de la mise en place du référé précontractuel prévu par la loi n° 2522/1997, qui a transposé dans l’ordre juridique interne la directive 89/665/CEE. Une entreprise évincée de la procédure de passation d’un marché public de travaux avait exercé un référé précontractuel auprès du Tribunal de première instance d’Athènes. Par son arrêt n° 10727/2009 ce dernier, en déclinant la compétence de l’ordre judiciaire, a rejeté le référé comme irrecevable, au motif que la procédure en cause visait à la conclusion d’un contrat administratif. Dès lors, l’entreprise a saisi le Conseil d’État, dont la Commission des sursis a, lui aussi, décliné la compétence de l’ordre administratif et rejeté, à la majorité, le référé, en considérant qu’il s’agissait d’un contrat de droit privé. La Haute juridiction administrative n’a pas admis l’existence d’un conflit négatif qui pourrait être résolu par la Cour Spéciale Suprême, à laquelle appartient, selon l’article 100 par. 1 d) de la Constitution de 1975, le règlement des conflits de compétence entre les juridictions administratives et judiciaires. A l’appui de ce jugement a été invoquée la jurisprudence constante de la Cour Spéciale Suprême (arrêts n° 4/2003, 15/2005 et 19/2005), selon laquelle l’article 46 par. 1 de la loi n° 345/1976 applicable en la matière doit être interprété dans le sens que, faute d’arrêt définitif ayant l’autorité de la chose jugée, il ne peut pas y avoir conflit négatif dans le cadre d’une procédure en référé. Par ailleurs, le fait que l’affaire en cause puisse entrer dans le champ d’application de la directive 89/665/CEE a été considéré, à la même majorité, sans incidence en l’espèce, au motif que le règlement des modalités procédurales relevait de la compétence exclusive du législateur national. Or, l’opinion dissidente exprimée en l’espèce a souligné que, selon la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union Européenne dont le corollaire est le fameux arrêt du 13 Mars 2007, Unibet (C-432/05), le droit national de chaque État membre doit du moins assurer l’existence d’un tribunal compétent pour assurer une protection juridictionnelle efficace, exigée, même dans le cadre des procédures en référé, par la directive 89/665/CEE. Pour que le dualisme juridictionnel grec ne se heurte pas à ladite exigence du droit communautaire, il fallait donc interpréter l’article 100 par. 1 d) de la Constitution de 1975 et l’article 46 par. 1 de la loi n° 345/1976 d’une manière telle que le règlement des conflits négatifs concerne aussi les arrêts rendus en référé, d’autant plus qu’en droit grec ceux-ci ne sont susceptibles d’être contestés par aucune voie de recours. Selon l’opinion dissidente, il convenait, par conséquent, d’opter pour un sursis à statuer qui offrirait à la société requérante la possibilité de saisir la Cour Spéciale Suprême et à cette dernière l’occasion d’ajuster sa jurisprudence dans le sens déjà suivi par les juridictions d’autres États membres de l’Union européenne[49].

Dans d’autres cas, le Conseil d’État grec met en œuvre des stratégies d’application du droit de l’Union lesquelles, en réalité, servent plutôt les intérêts des autorités nationales. Par exemple, dans l’arrêt du n° 231/2011, qui soulevait la question de savoir si le monopôle nationale en matière de jeux de hasard est compatible avec le droit de l’Union, le Conseil d’État grec, en évoquant toutes les particularités possibles de l’affaire au principal, a fondé un renvoi préjudiciel par lequel la Cour de justice a été appelé à nuancer davantage une jurisprudence déjà assez riche sur la base de laquelle le juge nationale aurait bien pu avoir fondé une décision définitive[50]. Or, il paraît que pour la Haute juridiction administrative l’apport le plus important du renvoi préjudiciel en question était, avant tout, le temps gagné, qui lui permettrait de ne pas intervenir dans la libéralisation éventuelle du marché des jeux de hasard et ainsi donner l’occasion au législateur national de s’adapter aux nouvelles circonstances.

Qui plus est, il arrive parfois que le juge administratif grec renverse l’ordre des choses et procède même à une interprétation du droit de l’Union conformément au droit national. La jurisprudence récente du Conseil d’État grec en matière de référé précontractuel dans le contexte de la présente crise financière en offre un exemple caractéristique. La Commission des sursis, en formation d’assemblée, a été appelée à contrôler tant la constitutionnalité que la compatibilité avec le droit de l’Union des dispositions législatives conditionnant la recevabilité du référé précontractuel par le paiement préalable d’un montant de consignation particulièrement élévé (1% de la valeur du marché public en question avec un plafond de 50.000 €), jusqu’alors particulièrement bas (100 €). Dans son arrêt n° 136/2013, la Commission des sursis a admis que, tant du point de vue du droit national que du point de vue du droit de l’Union, le plafonnement de la consignation en cause au niveau de 50.000 € n’était pas manifestement inapproprié pour servir l’intérêt public auquel elle vise, à savoir la bonne administration de la justice et la dissuasion des référés abusifs qui retardent excessivement les procédures de passation des marchés publics et augmentent leur coût. À cet égard, le juge national a invoqué, parmi d’autres motifs, que l’économie nationale était dans un état critique et que les opérateurs économiques participant aux procédures régies par les directives 2004/17/CE et 2004/18/CE ont a priori la capacité financière et la liquidité requise pour payer la consignation en cause. Or, les critères d’application du principe de proportionnalité en droit grec sont différents des critères adoptés en droit de l’Union. Tandis qu’en droit grec même les restrictions les plus intenses de la liberté économique peuvent être facilement justifiées, à condition qu’elles ne soient pas manifestement inappropriées pour servir l’intérêt public respectif[51], en droit de l’Union, dans le cadre duquel la protection de la libre concurrence et de la libre circulation constituent des principes fondamentaux qui sont intimement liés avec l’objectif prépondérant de créer un marché unique, il serait beaucoup plus difficile de justifier des restrictions analogues. Car, en droit de l’Union, l’application du principe de proportionnalité en la matière va dans le sens que les restrictions nationales de la libre circulation doivent être absolument nécessaires. Cela signifie qu’il faut épuiser toute possibilité pour ne pas dissuader les intéressés de participer à une procédure de passation de marché public[52]. Sur ce plan, aucune directive « recours » ne pourrait être interprétée dans le sens que l’exercice d’un référé précontractuel puisse être présumée généralement comme abusif ou manifestement infondé ou qu’une telle présomption soit irréfragable en cas de rejet du référé.

Enfin, quelquefois le juge administratif grec passe totalement outre ses obligations découlant du droit de l’Union pour des raisons qui, autrefois, tenaient à la protection de la primauté de la Constitution nationale et, dès nos jours, tiennent surtout à la protection à un certain intérêt national majeur. Ainsi, dans son arrêt n° 3242/2004 le Conseil d’État grec avait refusé un renvoi préjudiciel auprès de la Cour de justice pour ne pas exposer au contrôle de compatibilité avec le droit communautaire l’art. 14, par. 9, de la Constitution grecque instituant une incompatibilité absolue entre l’activité économique dans les médias et l’activité économique dans la commande publique. Or, suite à l’arrêt de la Cour de justice, du 16 décembre 2008, C-213/07, « Michaniki », dans son arrêt n° 3470/2011 le Conseil d’État a définitivement abandonné ce patriotisme constitutionnel et a opté pour une adaptation interprétative inconditionnée de l’art. 14 par. 9 de la Constitution grecque aux exigences du droit communautaire, telles que précisées par la Cour de justice. A l’appui de ce revirement spectaculaire quant à l’interprétation de la disposition constitutionnelle en cause, le Conseil d’État de Grèce a même invoqué, pour la première fois, une obligation générale «d’harmoniser les dispositions constitutionnelles avec les règles de droit communautaire»[53]. On a pensé que la jurisprudence administrative se mettrait définitivement dans une orientation européenne irréversible. Toutefois, dans son arrêt n° 668/2012, le Conseil d’État grec s’est retourné vers une nouvelle version de patriotisme jurisprudentiel. Il a contrôlé la constitutionnalité de la loi mettant en œuvre les mesures du premier paquet d’aide financière à la Grèce de mai 2010, sans oser renvoyer devant la Cour de justice la question de la validité de la décision n° 2010/320/UE du Conseil européen[54] dictant ces mesures. La préoccupation majeure du juge national de ne mettre aucunement en question la validité du mécanisme d’aide financier au pays l’a empiété sur ses obligations découlant du droit de l’Union.

Conclusions

Dans l’étape actuelle de l’évolution des rapports entre le droit de l’Union et le droit national, nonobstant toute critique à l’égard de la gestion de l’influence du droit de l’Union sur le contentieux administratif qu’on pourrait adresser à la Cour de justice ou au juge administratif, il est incontestable que les limites institutionnelles de l’activité de tous les deux sont conditionnées par l’absence d’un système juridictionnel unique et complet au sein de l’ordre juridique de l’Union.

Les lacunes de ce système ne peuvent pas toujours être comblées par la jurisprudence, c’est au constituant de l’Union, et, finalement, aux États membres qu’il appartient de réformer le système actuellement en vigueur[55]. De même, toutes les lacunes du système national ne peuvent pas non plus être comblées par la jurisprudence nationale, une révision constitutionnelle étant souvent nécessaire. Certes, du point de vue formel, les difficultés politiques de la mise en place de ces réformes institutionnelles ne préoccupent pas le droit de l’Union. Or, elles influencent certainement l’observation des obligations des juges nationaux qui découlent dudit droit.

Ceci étant, l’évolution de la protection juridictionnelle des citoyens au sein de l’ordre juridique de l’Union oscille constamment entre des projets juridiques ambitieux et leur application imparfaite. Et les choses ne vont pas forcément s’améliorer, étant donné que la perspective de l’adhésion de l’Union à la Convention européenne des droits de l’Homme accentue la perplexité du réseau sur lequel repose le dialogue des juges dans la situation chaotique dans laquelle évolue le soi-disant pluralisme constitutionnel européen. À cet égard, il est fort probable qu’un grand nombre d’intéressés, au lieu de s’adresser aux tribunaux, va continuer à rechercher la protection de ses droits par le biais des plaintes auprès de la Commission européenne, dont la pression économique et politique à l’égard des États membres se présente souvent comme un substitut –apparemment plus efficace, bien que moins transparent– des procédures juridictionnelles.


[1] Voir la directive 2006/77/CE et l’arrêt du Conseil d’État du 16 juillet 2007, Sté Tropic Travaux Signalisation.

[2] Voir l’arrêt de la Cour de justice du 25.7.1991, C-208/90, Emmott.

[3] Voir l’art. 10 de la directive 2000/78 en matière de discriminations.

[4] Voir les arrêts de la Cour de justice du 18.5.1989, C-213/89, Factortame, du 21.2.1991, C-143/88 et C-92/89, Zuckerfabrik, et du 9.11.1995, C-465/93, Atlanta, ainsi que les directives « recours » en matière de marchés publics.

[5] Voir l’arrêt de la Cour de justice du 5.10.2010, C‑173/09, Elchinov, pt 32.

[6] Voir l’arrêt du Conseil d’État du 11.5.2004, Association AC ! et autres.

[7] Voir l’arrêt du Tribunal des conflits du 17.11.2011, SCEA du Chéneau.

[8] Voir l’arrêt de la Cour de justice du 18.7.2007, C-119/05, Lucchini.

[9] À cet égard, voir aussi A. Pliakos, « Le contrôle de constitutionnalité et le droit de l’Union européenne: la réaffirmation du principe de primauté », Cahiers de droit européen 2010, p. 487 et s.

[10] Voir C. Yannakopoulos, « L’influence du droit de l’Union européenne sur le système de contrôle juridictionnel de constitutionnalité des lois : les paradigmes français et grec », Revue française de droit constitutionnel (RFDC) 2012 (n° 91), p. 537 s.

[11] Voir les arrêts du 9.3.1978, 106/77, Simmenthal, du 27.6.1991, C-348/89, Mecanarte, et du 22.6.2010, C-188/10 et C-189/10, Melki et Abdeli. Sur l’influence du système de contrôle d’unionité des normes nationales sur l’analyse doctrinale de la réforme du système de contrôle de constitutionnalité des lois en France, voir, à titre indicatif, F.-X. Millet, «Pour l’introduction d’un article 234 dans la Constitution française », Petites affiches, 22 avril 2009, n° 80, p. 4  et s.

[12] Arrêt du 13.3.2007, C-432/05.

[13] Voir l’arrêt de la Cour de justice, du 27.6.2013, C-93/12, Agrokonsulting -04, pt 35.

[14] Voir CJUE, 8.3.2011, avis 1/09, pt 66.

[15] Voir l’arrêt de la Cour de justice du 5.10.1994, C-165/91, Van Munster, pt 34, et, en ce sens également, l’arrêt du 13.11.1990, C-106/89, Marleasing, pt 8.

[16] Voir l’arrêt du 7 juillet 1981, Rewe, 158/80, pt 44.

[17] Voir CJUE, 8.3.2011, avis 1/09, pt 68.

[18] Voir CJUE, 8.3.2011, avis 1/09, pt 80.

[19] Voir, en ce sens, les arrêts du 18.3.2010, C-317/08 à C-320/08, Alassini e.a., pt 47, et du 27.6.2013, C-93/12, Agrokonsulting-04, pt 35.

[20] Voir notamment, en ce sens, les arrêts du 16.12.1976, 33/76, Rewe-Zentralfinanz et Rewe-Zentral, pt 5, du 14.12.1995, C-312/93, Peterbroeck, pt 12, et du 15.1.2013, C-416/10, Križan e.a., pt 85.

[21] Voir, notamment, les arrêts du 9.3.1978, 106/77, Simmenthal, pt 21, et du 5 mars 1998, C-347/96, Solred, pt 30.

[22] Voir l’arrêt du 4.4.1968, 34/67, Lück.

[23] Voir l’arrêt du 14.12.1995, C-312/93, Peterbroeck, pt 14.

[24] Voir les arrêts du 5.10.2010, C-73/09, Elchinov, pt 32, et du 9.3.2010, C‑378/08, ERG e.a., pt 32.

[25] Voir les arrêts du 10.4.2003, C-20/01 et C-28/01, Commission / Allemagne, et du 18.7.2007, C-503/04, Commission / Allemagne.

[26] Cahier n° 28.

[27] Voir C. Yannakopoulos, « L’influence du droit de l’Union européenne sur le système de contrôle juridictionnel de constitutionnalité des lois : les paradigmes français et grec », op. cit.

[28] Voir sur la loi du 29 janvier 1993, L. Richer, Droit des contrats administratifs, 6ème éd., LGDJ, 2008, n° 244. Voir aussi l’ordonnance n° 2009-515 en date du 7 mai 2009 et le décret n° 2009-1456 du 27 novembre 2009 ayant réalisé la transposition en France de la directive n° 2007/66/CE. Sur ces textes, voir St. Braconnier et F. Marchand, « L’achèvement de la transposition de la directive ‘Recours’ : le décret n° 2009-1456 du 27 novembre 2009 », Contrats et Marchés publics n° 1, Janvier 2010, 1.

[29] Voir, à titre indicatif, l’arrêt du 11.4.2010, C-91/08, Wall AG, pts 34-35.

[30] Voir, à titre indicatif, l’arrêt du 21.6.2012, C-84/11, Suisalo, pt 20. Contra, l’ordonnance du 28.9.2006, C-285/05, Enosi Efopliston Aktoploïas, pt 21.

[31] Voir contra, l’arrêt CE, 23 juillet 2010, Fédération nationale des guides interprètes.

[32] Voir, à titre indicatif, l’arrêt du 27 juin 2013, C-93/12, Agrokonsulting-04, pt 35.

[33] Pt 89.

[34] Voir Dupré de Boulois X., « La théorie des actes de gouvernement à l’épreuve du droit communautaire », RDP 2000, p. 1791 s. Voir aussi les arrêts du 14.1.1997, C‑124/95, Centro-Com, et du 15.12.2009, C-284/05, Commission / Finlande.  Voir, contra, l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme, 14 déc. 2006, Markovic c/ Italie, req. n° 1398/03, RFDA 2008, p. 728 s.

[35] Cf. l’arrêt du 19.11.2009, C‑314/08, Filipiak, pt 81.

[36] Voir l’arrêt du 22.6.2010, C-188/10 et C-189/10.

[37] Voir l’arrêt de la Cour du 14 décembre 1982, C-314/81, 315/81, 316/81 et 83/82, Procureur de la République / Waterkeyn, pts 14-15.

[38] Voir la décision du 17.12.2010, n° 2010-79 QPC, M. Kamel D. [Transposition d’une directive], JO du 19 décembre 2010, p. 22373, cons. n° 3.

[39] Voir l’arrêt du 5.10.2010, C‑173/09, Elchinov, pt 32.

[40] Voir l’arrêt du 15.1.2013, C-416/10, Križan e.a.

[41] M. Hauriou, note sous l’arrêt du Tribunal des conflits du 9 décembre 1899, Association syndicale du Canal de Gignac, S. 1900, III, p. 49.

[42] Pts 59-60.

[43] Voir Τ. Tridimas, Τhe General Principles of EU Law, Second Edition, Oxford EC Law Library, 2006, p. 418 s.

[44] Point 65.

[45] Point 64.

[46]  Voir l’ordonnance du président de la Cour de justice du 17.11.2004 dans les affaires jointes C-363/04, C-364/04 et C-365/04.

[47] Voir les arrêts du 24.5.1977, 107/76, Hoffmann-La Roche, pt 6,  et du 27.10.1982, 35/82 et 36/82, Morson et Jhanjan, pt 8. Cf., à titre indicatif, Conseil d’État grec (Commission de sursis), arrêts n° 1137/2006, 858/05, 240/2004, 690/2003 et 223/1999.

[48] « Chacun a droit à la protection légale par les tribunaux et peut exposer devant eux ses points de vue sur ses droits et intérêts, ainsi qu’il est prévu par la loi. ».

[49] Il convient de comparer cette proposition avec l’arrêt du 25 mars 1957, Hospices du Puy c/ De la Pérelle (Rec. CE, p. 817), par lequel le Tribunal des conflits français semble admettre qu’un conflit négatif peut être révélé par des décisions du président d’un tribunal civil et d’un tribunal administratif statuant tous deux en référé.

[50] V. l’arrêt du 24.1.2013, C-186/11 et C-209/11, Stanleybet.

[51] Voir, par ex., l’arrêt n° 1882/2003 de la 4ème Section du contentieux du Conseil d’État grec.

[52] Voir les arrêts de la Cour de justice du 3.3.2005, C-21/03 et C-34/03, Fabricom, pts 34 et 35, et du 16.12.2008, C-213/07, Michaniki, pt 61 s.

[53] Il a été admis, à l’unanimité, que cette obligation découle de la déclaration interprétative introduite par la révision constitutionnelle de 2001 au-dessous de l’article 28 de la Constitution grecque, qui réglemente les rapports entre le droit national et les règles de droit international. Selon cette déclaration interprétative, « L’article 28 constitue une base de la participation du Pays au processus d’intégration européenne ».

[54] Décision du 8 mai 2010 adressée à la Grèce en vue de renforcer et d’approfondir la surveillance budgétaire et mettant la Grèce en demeure de prendre des mesures pour procéder à la réduction du déficit jugée nécessaire pour remédier à la situation de déficit excessif (JOUE L 145/6 11.6.2010).

[55] Cf. l’arrêt de la Cour de justice du 25.7.2002, C-50/00, Unión de Pequeños Agricultores / Conseil, pt 45.

L’influence du droit de l’Union européenne sur le contentieux administratif

Introduction

Un recours pour excès de pouvoir à l’encontre d’un contrat administratif est-il recevable ? Le juge administratif français peut-il en principe contrôler une loi promulguée ? Il y a quelques années, on n’aurait pas même osé formuler de telles questions auxquelles la réponse a priori négative semblait évidente. Pourquoi n’en va-t-il pas de même aujourd’hui ? Pourquoi répondre à ces questions par l’affirmative est-il devenu banal ? Il paraît que, dans une grande mesure, cela tient à l’influence que le droit de l’Union européenne exerce sur le contentieux administratif de ses États membres.

Aujourd’hui, plus que jamais, il est évident que l’ordre juridique national est largement saisi par le droit de l’Union, dont les règles primaires comprennent désormais la Charte des droits fondamentaux et, par son biais, la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. Le droit de l’Union surdétermine largement l’interprétation et l’application du droit national, même à propos des questions qui ne n’entrent pas dans le champ d’application du droit de l’Union et dont l’analyse est en principe fondée sur les particularités de l’ordre juridique national.

Il en va ainsi pour les questions concernant le contentieux administratif, un domaine autrefois censé être préservé de l’européisation générale du droit national. Presque tout aspect du procès administratif et de l’organisation des juridictions administratives est désormais encadré par le droit de l’Union: les actes susceptibles d’être attaqués par un recours en appréciation de validité[1], les délais de procédure[2], la charge de preuve[3], la protection juridictionnelle provisoire[4], la force obligatoire des arrêts rendus suite à un pourvoi en cassation[5], la modulation dans le temps des effets des arrêts d’annulation[6], la dualité juridictionnelle[7], ainsi que les principes généraux du droit du contentieux administratif, tel le principe de l’autorité de la chose jugée[8].

Par ailleurs, le droit de l’Union influence même l’organisation de la justice constitutionnelle, ce qui n’est pas sans incidence sur le contentieux administratif. En effet, le contrôle de constitutionnalité des lois, autrefois symbole de la nature rigide des règles constitutionnelles et de leur primauté au sein de l’ordre juridique national, est aujourd’hui largement concurrencé par le contrôle d’unionité des lois et subit les conséquences des perturbations intervenues au sommet de la pyramide des normes par le droit de l’Union[9]. Il est ainsi à suggérer que le droit de l’Union européenne incite les États membres à introduire ou à maintenir l’exception d’inconstitutionnalité des lois, tout en rendant moins attrayante l’introduction des mécanismes de concentration du contrôle juridictionnel de leur constitutionnalité[10]. De la sorte, en France, l’introduction de la question prioritaire de constitutionnalité, a fait entrer le juge administratif dans le processus de contrôle de la constitutionnalité des lois et, par conséquent, l’a mis face aux tensions possibles entre un tel mécanisme de contrôle concentré et le système diffus de contrôle d’unionité des lois[11]. D’autre part, les juridictions administratives dans des pays, comme la Grèce, qui suivent un système diffus de contrôle de constitutionnalité des lois ont subi les conséquences de l’arrêt « Unibet »[12], par lequel la Cour de justice a imposé l’interprétation des règles du contentieux constitutionnel conformément au droit de l’Union.

L’objectif de ma conférence est de montrer que le droit de l’Union, tout en perturbant plus ou moins les structures de l’ordre juridique national, a considérablement contribué à la modernisation du contentieux administratif et à l’amélioration de la protection juridictionnelle des administrés, par le biais de la correction de certaines lacunes ou imperfections du droit national. Or, dans l’étape actuelle de l’évolution des rapports entre le droit de l’Union et le droit national, autant l’ordre juridique européen veut présenter un profil dynamique en matière d’harmonisation des règles et principes nationaux du contentieux administratif, autant l’insuffisance et les limites de cette harmonisation apparaissent. L’absence d’un système juridictionnel unique ne facilite pas la protection juridictionnelle effectivedes administrés au sein de l’ordre juridique de l’Union. Au contraire, elle renforce, le cas échéant, la réticence du juge national qui, sous le prétexte du principe de la soi-disant autonomie procédurale, s’abstient souvent d’accomplir pleinement ses devoirs découlant du droit de l’Union. Les symptômes de cette réticence semblent se multiplier après l’échec de la constitutionnalisation formelle de l’Union, la perspective de l’adhésion de cette dernière à la Convention européenne des droits de l’Homme et la crise financière de la zone euro, l’influence du droit de l’Union sur le droit national étant marqué par l’empirisme excessif du pluralisme constitutionnel qui s’installe en Europe.

J’ai choisi de structurer mon analyse en trois parties, qui abordent successivement les fondements (I), les effets (II) et la gestion (III) de l’influence du droit de l’Union sur le contentieux administratif.

I. Les fondements de l’influence

Le fonctionnement réel des institutions démontre que l’évolution et la protection de l’effet utile des règles et principes de l’ordre juridique de l’Union constituent souvent pour les autorités nationales des États membres non seulement une source de multiples obligations mais aussi une motivation pour d’ajustements divers du droit national, même dans des cas qui n’entrent pas dans le champ d’application du droit de l’Union européenne. De la sorte, l’influence du droit de l’Union sur le contentieux administratif est fondée non seulement sur le principe de primauté dudit droit (A) mais aussi sur son effet attractif (B).

A. La primauté du droit de l’Union

En vertu du principe de primauté du droit de l’Union, qui doit être combiné avec l’effet direct de celui-ci, les autorités nationales sont obligées de respecter la lettre et l’effet utile des normes du droit de l’Union qui concernent le contentieux administratif.

Il en va ainsi pour les dispositions du droit primaire : d’une part, pour l’art. 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union ayant réaffirmé le principe de protection juridictionnelle effective qui constitue un principe général du droit de l’Union, découle des traditions constitutionnelles communes aux États membres et a été consacré par les articles 6 et 13 de la Convention européenne des droits de l’Homme[13] ; d’autre part, il en va ainsi pour l’art. 19, par. 1, deuxième alinéa, TUE qui dispose que «Les États membres établissent les voies de recours nécessaires pour assurer une protection juridictionnelle effective dans les domaines couverts par le droit de l’Union» et dont il ressort que les juridictions des États membres doivent veiller au respect du système juridictionnel de l’Union[14].

Il en va de même pour les dispositions du droit dérivé, telles les dispositions des «directives recours» (89/665 et 92/13) en matière de passation de marchés publics et de concessions, ainsi que pour les dispositions de l’art. 10 de la directive 2000/78 renversant le fardeau de la preuve des discriminations directes ou indirectes en matière d’emploi et de travail.

En vertu également du principe de primauté du droit de l’Union, les autorités nationales et, notamment, les autorités juridictionnelles sont obligées d’interpréter le droit national du contentieux conformément au droit de l’Union. Il s’agit d’un aspect spécifique de l’obligation générale des juridictions nationales de donner à la loi interne qu’elles doivent appliquer, dans toute la mesure du possible, une interprétation conforme aux exigences du droit de l’Union[15].

L’obligation d’interpréter le droit du contentieux national conformément au droit de l’Union découle du fait que, si le droit primaire de l’Union a institué un certain nombre d’actions directes qui peuvent être exercées, le cas échéant, par des personnes privées devant la Cour de justice, il n’a pas entendu créer devant les juridictions nationales, en vue du maintien du droit de l’Union, des voies de droit autres que celles établies par le droit national[16]. Du fait de sa structure juridictionnelle elliptique, l’ordre juridique de l’Union est obligé d’emprunter aux ordres juridiques nationaux des États membres leur propre structure juridictionnelle. Ceci étant, il incombe aux juridictions des États membres, en application du principe de coopération loyale désormais consacré à l’article 4, paragraphe 3, TUE, d’assurer la protection juridictionnelle des droits que les justiciables tirent du droit de l’Union[17]. Il s’agit de ce qu’on appelle un système décentralisé de protection juridictionnelle, selon lequel le juge national est le juge de droit commun de l’ordre juridique de l’Union[18].

À cet égard, la Cour de justice a jugé qu’en l’absence de réglementation de l’Union en la matière, il appartient à l’ordre juridique interne de chaque État membre de désigner les juridictions compétentes et de régler les modalités procédurales des recours destinés à assurer la sauvegarde des droits que les justiciables tirent du droit de l’Union. Ainsi, malgré la reconnaissance de leur autonomie procédurale, les États membres ont la responsabilité d’assurer, dans chaque cas, une protection effective de ces droits[19]. De la sorte, les juridictions nationales doivent également interpréter les modalités procédurales applicables aux recours dont elles sont saisies, dans toute la mesure du possible, d’une manière telle que ces modalités puissent recevoir une application qui contribue à la mise en œuvre de l’objectif de garantir une protection juridictionnelle effective des droits que les justiciables tirent du droit de l’Union.

Suivant les particularités de l’ordre juridique de l’Union, la Cour de justice a précisé les aspects spécifiques de l’obligation d’interpréter le droit national du contentieux conformément au droit de l’Union. Il s’agit des conditions d’application du droit national du contentieux (1), de la soi-disant harmonisation négative (2), de la méthode d’interprétation du droit national (3) et de l’institution du renvoi préjudiciel devant la Cour de justice (4).

1) Les conditions d’application du droit national du contentieux. Selon la jurisprudence constante de la Cour de justice, les modalités procédurales des recours destinés à assurer la sauvegarde des droits que les justiciables tirent du droit de l’Union ne doivent pas être moins favorables que celles concernant des recours similaires de nature interne (principe d’équivalence) et ne doivent pas rendre impossible en pratique ou excessivement difficile l’exercice des droits conférés par l’ordre juridique de l’Union (principe d’effectivité)[20].

2) La soi-disant «harmonisation négative». Si une application de la loi interne conforme aux exigences du droit de l’Union n’est pas possible, la juridiction nationale a l’obligation d’appliquer intégralement le droit de l’Union et de protéger les droits que celui-ci confère aux particuliers, en laissant au besoin inappliquée toute disposition nationale dans la mesure où son application, dans les circonstances de l’espèce, aboutirait à un résultat contraire au droit de l’Union[21]. Il s’agir de la soi-disant harmonisation négative, laquelle impose aux États membres une obligation d’abstention. Il s’agit d’un ultimum refugium, qui est destinée à gérer l’absence de règles spécifiques de droit de l’Union, sans pour autant faire annuler les dispositions nationales ou bouleverser l’ordre juridique en cause. D’ailleurs, la Cour de justice a jugé que sa jurisprudence n’a pas le sens que l’incompatibilité avec le droit de l’Union d’une norme de droit national postérieure a pour effet de rendre celle-ci inexistante. Face à une telle situation, le juge national est seulement tenu d’écarter l’application de cette norme, étant entendu que cette obligation ne limite pas le pouvoir des juridictions nationales compétentes d’appliquer, parmi les divers procédés de l’ordre juridique interne, ceux qui sont appropriés pour sauvegarder les droits individuels conférés par le droit de l’Union[22]. Or, s’il n’existe de procédés nationaux appropriés, il incombe au juge national de les former, voire de les inventer à la lumière de l’économie générale de son ordre juridique national.

3) La méthode d’interprétation du droit national. Selon la jurisprudence de la Cour de justice, chaque cas où se pose la question de savoir si une disposition procédurale nationale rend impossible ou excessivement difficile l’application du droit de l’Union doit être analysé en tenant compte de la place de cette disposition dans l’ensemble de la procédure, de son déroulement et de ses particularités, devant les diverses instances nationales. Dans cette perspective, il y a lieu de prendre en considération les principes qui sont à la base du système juridictionnel national, tels que la protection des droits de la défense, le principe de la sécurité juridique et le bon déroulement de la procédure[23].

4) Le renvoi préjudiciel. Enfin, le juge national est tenu d’interpréter le droit de l’Union conformément auquel il doit interpréter et appliquer le droit national. Ceci étant, la possibilité ou même l’obligation de poser une question préjudicielle à la Cour de justice, selon l’art. 267 TFUE, vient à son secours et garantit l’application uniforme du droit de l’Union dans tous les États membres. Il s’agit de la possibilité d’accès libre et direct au mécanisme du renvoi préjudiciel auprès de la Cour de justice de toute juridiction d’un État membre saisie d’une affaire impliquant l’application du droit de l’Union. À cet égard, il a été jugé que les juridictions nationales doivent avoir la faculté la plus étendue de saisir cette Cour si elles considèrent qu’une affaire pendante devant elles soulève des questions comportant une interprétation ou une appréciation en validité des dispositions du droit de l’Union européenne nécessitant une décision de leur part[24].

Or, il n’est pas que le principe de primauté qui oblige les autorités nationales d’interpréter le droit national du contentieux conformément au droit de l’Union. C’est aussi l’effet attractif de ce dernier qui les incite à le faire.

B. L’effet attractif du droit de l’Union

L’expérience de la participation des États membres au processus de l’unification européenne anime une réflexion continue, qui débouche souvent sur des révisions de certaines perceptions traditionnelles ou de certains éléments fondamentaux de leurs  ordres juridiques nationaux. Même s’il ne s’agit pas d’une obligation juridique proprement dite, ces révisions ne sont pas toujours spontanées. Certes, le droit de l’Union se présente comme le droit comparé par excellence, de sorte que ses solutions peuvent simplement inspirer, le cas échéant, la solution des litiges de nature purement interne. L’arrêt du Conseil d’État du 11 mai 2004, Association AC ! et autres, par lequel le juge administratif français s’est reconnu la possibilité de moduler dans le temps les effets de l’annulation d’un acte administratif, en est la preuve. Or, il arrive que la résolution des litiges de nature purement interne soit aussi influencée par la pression institutionnelle et politique exercée par le droit de l’Union, à savoir par le soi-disant effet attractif de celui-ci. Ainsi, entre l’obligation d’interpréter le droit national conformément au droit de l’Union et la liberté de l’interpréter « à l’instar » du même droit, se situe le cas de l’interprétation du droit national «au vu » du droit de l’Union.

Un premier exemple caractéristique de ce mode d’interprétation constitue le fameux arrêt de l’assemblée du Conseil d’État, du 16 juillet 2007, Sté Tropic Travaux Signalisation, par lequel il a été institué un tout nouveau recours en appréciation de la validité d’un contrat administratif ouvert aux tiers concurrents évincés de la procédure de sa conclusion. Il suffit d’étudier les conclusions du commissaire du gouvernement D. Casas pour s’apercevoir que l’institution prétorien dudit recours est motivée surtout par l’évolution de la jurisprudence de la Cour de justice[25] et par l’intention du juge national d’anticiper les réformes des directives « recours» en matière de passation des marchés publics.

La révision des articles 61-1 et 62 de la Constitution française en juillet 2008 constitue un deuxième exemple éloquent de l’influence officieuse qu’exercent sur le droit national tant le droit de l’Union que le droit international. Plus particulièrement, il s’agit de l’effet attractif de l’exception d’inconventionnalité sur le système de contrôle de  constitutionnalité des lois, qui a diffusé le contentieux constitutionnel dans le contentieux administratif. Comme l’indique clairement le commentaire de la décision n° 2009-595 DC du 3 décembre 2009 sur la «Loi organique relative à l’application de l’article 61-1 de la Constitution» dans les Cahiers du Conseil constitutionnel[26], «…la création d’un contrôle de constitutionnalité a posteriori vise à replacer la Constitution au sommet de l’ordre juridique français. Il est en effet apparu anormal que tous les juges puissent écarter une loi nationale pour un motif d’inconventionnalité alors que le respect de la Constitution ne pouvait être invoqué devant eux».

Enfin, un troisième exemple qui fait aussi apparaître les frontières délicates entre l’influence officielle et l’influence officieuse du droit de l’Union se profile derrière l’effort des autorités nationales d’éviter les discriminations à rebours. Ainsi, alors qu’en matière de contentieux de contrats publics le législateur grec a institué un système à plusieurs vitesses, car, lors de la transposition des différentes directives «recours», il s’est toujours borné au minimum, en prévoyant les référés précontractuel et contractuel seulement pour les procédures de passation des marchés publics relevant du champ d’application des directives «marchés»[27], son homologue français a opté pour la nationalisation intégrale du droit de l’Union[28]. Certes, dans l’étape actuelle de l’évolution des relations entre le droit de l’Union et le droit national, les discriminations à rebours ne sont officiellement interdites ni par le premier ni par le deuxième. Or, elles deviennent peu à peu difficilement acceptables. D’une part, pour admettre d’appliquer le droit de l’Union, la Cour de justice parfois exige un intérêt transfrontalier non certain mais simplement éventuel[29]. En outre, elle opte souvent de répondre à des questions préjudicielles concernant des affaires de nature purement interne pour faciliter les autorités nationales à restreindre volontairement les discriminations à rebours[30]. D’autre part, peu à peu les discriminations à rebours sont mises en cause même par la jurisprudence nationale, comme il résulte de l’arrêt du Conseil d’État du 6 octobre 2008, «Compagnie des architectes en chef des monuments historiques»[31].

En effet, soit par sa primauté et son application directe, soit par son effet dit attractif, le droit de l’Union saisit le contentieux administratif, qui est désormais obligé de s’adapter aux effets de son européanisation.

II. Les effets de l’influence

L’encadrement normatif et la surdétermination interprétative du contentieux administratif par le droit de l’Union met en cause l’autonomie procédurale des États membres (A) et transforme le rôle institutionnel du juge administratif (B).

A. La mise en cause de l’autonomie procédurale des États membres

Du point de vue théorique, bien que la doctrine et la jurisprudence de la Cour de justice[32] se réfèrent expressément au principe de l’autonomie procédurale des États membres, au vu de l’emprise intense du contentieux administratif par les normes procédurales de l’Union et par la jurisprudence de la Cour de justice, il serait vraiment paradoxal d’accepter l’existence d’une autonomie des États membres proprement dite. Le soi-disant principe de l’autonomie procédurale doit plutôt être compris comme un principe pratique, à caractère fonctionnel, qui permet, d’un côte, à l’Union de mettre en œuvre un mécanisme d’intégration de ses multiples interventions dans les ordres juridiques nationaux et, de l’autre côté, aux États membres de modérer l’ampleur et le rythme de ces interventions. Ainsi, il serait sans doute plus juste de parler d’une compétence procédurale des États membres surdéterminée par le droit de l’Union, autrement dit d’un pouvoir discrétionnaire des autorités nationales qui doit être exercé dans le cadre des règles et principes du droit de l’Union. D’ailleurs, il est à noter que, dans son avis 1/09, du 8 mars 2011, la Cour de justice ne s’est pas référée à l’autonomie procédurale des États membres, mais à leurs «compétences» concernant l’interprétation et l’application du droit de l’Union[33].

Du point de vue pratique, la mise en cause de l’autonomie procédurale des États membres en matière de contentieux administratif peut être décelée tant par rapport aux modalités procédurales de ce contentieux que par rapport à son organisation générale.

D’une part, le droit de l’Union a encadré la plupart des modalités du procès administratif, tous les aspects du contentieux administratif étant susceptibles d’être soumis au contrôle du respect des principes susmentionnés d’équivalence et d’effectivité, y compris les aspects qui concernent la procédure du contrôle de constitutionnalité.

Ainsi, le droit de l’Union a étendu le contrôle juridictionnel de l’activité administrative, en mettant en question la théorie des actes de gouvernement[34] ou en conduisant au contrôle direct des contrats publics par les tiers intéressés en vertu de la jurisprudence « Sté Tropic travaux signalisation » précitée et la directive «recours » 2007/66/CE.

Par ailleurs, dès arrêts Factortame (C-213/89), Zuckerfabrik (C-143/88) et Atlanta (C-465/98) jusqu’aux directives «recours» en matière de marchés publics, le droit de l’Union a contribué à la modernisation de la protection juridictionnelle provisoire dans différents États membres, telle la Grèce, même en matière d’affaires qui avaient un caractère purement interne. En France, grâce au droit de l’Union il est désormais dans l’office du juge des référés de contrôler même une loi, comme il résulte de l’arrêt du Conseil d’État du 16 juin 2010, «Diakité».

Or, l’encadrement européen du contentieux administratif a parfois conduit au rétrécissement de la protection juridictionnelle. Il en est allé ainsi dans le cas de l’arrêt de la Cour de justice du 5 octobre 2006, C-232/05, «Commission c. France», qui a mis à l’écart l’effet suspensif des recours introduits contre les titres de perception émis pour la récupération d’une aide accordée ou en cas de mise à l’écart des principes généraux de la procédure, tel le principe de l’autorité de chose jugée, lorsque celui-ci fait obstacle à la récupération d’une aide d’État, comme il résulte de l’arrêt de la Cour de justice du 18 juillet 2007, C-119/05, «Lucchini». De même, en vue de garantir la récupération d’une aide d’État, dans son arrêt du 20 mai 2010, C-210/09, « Scott et Kimberly Clark », la Cour de justice est arrivée à limiter les effets de l’annulation d’un acte administratif.

Enfin, si le droit de l’Union n’a pas imposé une obligation générale de soulever d’office sa violation, il a intervenu plus activement à la réglementation de la charge de preuve en matière de discrimination, notamment grâce à l’art. 10 de la directive 2000/78.

Il s’ensuit donc que le droit dérivé de l’Union et la jurisprudence de la Cour de justice ont sensiblement marqué l’évolution des modalités du procès administratif.

D’autre part, le droit de l’Union a influencé les rapports de la juridiction administrative avec les autres juridictions, ainsi que quelques traits caractéristiques de son organisation.

La Cour de justice a admis qu’il doit y avoir un accès libre et direct au mécanisme du renvoi préjudiciel de toute juridiction d’un État membre saisie d’une affaire mettant en question l’unionité d’une norme nationale, la mise en œuvre du contrôle d’unionité de cette norme n’ayant pas nécessairement à attendre l’aboutissement du contrôle de leur constitutionnalité[35]. Cette jurisprudence conduit à une certaine fusion du contentieux administratif et du contentieux constitutionnel, très habituelle dans les systèmes de contrôle diffus de constitutionnalité, mais inattendue et troublante dans les systèmes de contrôle centralisé de constitutionnalité, tel le système français. Or, les fameuses affaires Melki et Abdeli[36] ont montré que si la soi-disant autonomie procédurale permet d’ instaurer une question prioritaire de constitutionnalité, elle n’a pas su résister à la priorité procédurale du moyen tiré du droit de l’Union.

Qui plus est, il est à signaler que le droit de l’Union peut même priver le juge administratif de toute compétence en matière de contrôle de constitutionnalité de lois. Il en va ainsi lorsque, avant que le juge constitutionnel soit saisi, la Cour de justice a jugé qu’une loi nationale est incompatible avec le droit de l’Union[37] ou lorsqu’il s’agit d’une loi de transposition du droit dérivé de l’Union qui n’a laissé aucun pouvoir discrétionnaire au législateur national, cas envisagé dans le cadre de l’arrêt «Kamel D.» du Conseil constitutionnel[38].

Par ailleurs, la jurisprudence de la Cour de justice a bouleversé la hiérarchie des tribunaux au sein de la juridiction administrative. À cet égard, il convient de rappeler que la Cour a jugé que le droit de l’Union s’oppose à ce qu’une juridiction nationale, à laquelle il incombe de statuer à la suite du renvoi qui lui a été fait par une juridiction supérieure saisie sur pourvoi en cassation, soit liée, conformément au droit procédural national, par des appréciations portées en droit par la juridiction supérieure, si elle estime, eu égard à l’interprétation qu’elle a sollicitée de la Cour, que lesdites appréciations ne sont pas conformes au droit de l’Union[39]. Dès lors, les hautes juridictions administratives, tel le Conseil d’État, peuvent également se trouver désormais concurrencées par les tribunaux administratifs et les cours administratives d’appel.

Dans le même ordre d’idées, la Cour de justice a admis qu’une juridiction nationale, telle que la juridiction de renvoi, a l’obligation de saisir d’office la Cour de justice de l’Union européenne d’une demande de décision préjudicielle alors même qu’elle statue sur renvoi après la cassation de sa première décision par la juridiction constitutionnelle de l’État membre concerné et qu’une règle nationale lui impose de trancher le litige en suivant la position juridique exprimée par cette dernière juridiction[40]. Ceci étant, les cours constitutionnelles ne peuvent plus monopoliser le dialogue avec la Cour de justice. Elles se trouvent désormais concurrencées par les tribunaux ordinaires. On en a bien pris conscience à l’occasion de tensions institutionnelles survenus au sein de l’ordre juridiques de certains États membres: en France entre le Conseil constitutionnel et la Cour de cassation dans les affaires Melki  et Abdeli, en Slovaquie entre la Cour constitutionnelle et la Haute juridiction administrative dans l’affaire Križan (C-416/10) et en Tchéquie entre la Cour constitutionnelle et la Haute juridiction administrative dans l’affaire Landtová, dans le cadre de laquelle la Cour constitutionnelle tchèque est devenu la première cour constitutionnelle européenne qui, par son arrêt du 31 janvier 2012, a refusé de se conformer à un arrêt de la Cour de justice, à savoir à celui du 22 juin 2011 (C-399/09), en faisant prévaloir la sauvegarde de l’identité constitutionnelle de son pays. Enfin, dans l’affaire Winner Wetten (C-409/06) la Cour de justice a jugé qu’en Allemagne les juridictions ordinaires devraient ne pas se conformer à une décision de la Cour constitutionnelle fédérale qui imposait la survivance transitoire des effets d’une législation anticonstitutionnelle, du moment où cette survivance violait le droit de l’Union.

Il en résulte que, si l’influence du droit de l’Union sur le contentieux administratif a largement contribué au renforcement des garanties de protection juridictionnelle effective des administrés, il ne faut pas perdre de vue qu’en même temps cette influence «nous change notre État!» pour reprendre la fameuse phrase de Maurice Hauriou[41]. Il en va de même pour notre juge administratif.

B. La transformation du rôle institutionnel du juge administratif

Les aspects spécifiques susmentionnés de l’obligation d’interpréter le droit national conformément au droit de l’Union et, notamment, la soi-disant harmonisation négative et le renvoi préjudiciel auprès de la Cour de justice ont en principe renforcé le rôle institutionnel des tous les juges nationaux, y compris du juge administratif.  Comme l’a souligné l’avocat général Léger dans ses conclusions dans l’affaire C-224/01, « Köbler », «si le juge national, comme tout organe d’un État membre, est tenu d’appliquer le droit communautaire, sa mission est «d’autant plus cruciale que, ‘face au stade ultime de l’exécution de la règle’, il est le garant du respect de celle-ci». Sa position est d’autant plus «stratégique» qu’il lui appartient d’apprécier l’articulation de son droit interne avec le droit communautaire et d’en tirer les conséquences qui s’imposent. Ainsi, il n’est plus nécessairement, comme pouvait le dire autrefois Montesquieu, «la bouche de la loi». Bien au contraire, il est tenu de porter un regard critique sur son droit interne afin de s’assurer, avant de l’appliquer, de sa conformité au droit communautaire. …[La jurisprudence de la Cour] a largement contribué à valoriser l’office du juge, à renforcer son autorité au sein de l’État, au prix, dans certains systèmes juridiques nationaux, d’évolutions d’ordre constitutionnel»[42].

La mise en exergue du rôle stratégique du juge administratif grâce au droit de l’Union a été apparue dans l’arrêt du Conseil d’État, du 29 juin 2001, «Vassilikiotis», dans lequel le juge administratif français, guidé par les impératifs du droit communautaire, s’est reconnu la possibilité de prescrire à l’administration, sans avoir été saisi de conclusions en ce sens, les mesures qu’elle devrait prendre pour se conformer à la chose jugée.

Le renforcement du rôle du juge national a été également apparu à propos du référé contractuel institué par la directive « recours » 2007/66. En effet, ce référé constitue un nouveau recours polyvalent, qui supplante la distinction traditionnelle entre le contentieux de recours pour excès de pouvoir et le plein contentieux, en ouvrant la voie d’un contrôle juridictionnel intégral, à géométrie variable. Si, en France, l’arrêt « Sté Tropic Travaux Signalisation » avait déjà anticipé cette révolution concernant les compétences du juge du contrat administratif, dans d’autres États membres, telle la Grèce, la directive « recours » 2007/66 a profondément transformé les perceptions traditionnelles quant au rôle institutionnel du juge administratif.

Or, cette transformation ne joue pas qu’au profit du renforcement des pouvoirs dudit juge. Les effets de l’influence du droit de l’Union sont ambivalents. Ce droit impose aussi des sujétions particulières au juge administratif et l’expose même à la concurrence d’autres juges nationaux.

D’une part, le mécanisme de renvoi préjudiciel constitue une source d’obligations pour le juge administratif. Tout d’abord, il se peut que le juge administratif soit obliger de poser une question préjudicielle auprès de la Cour de justice, notamment dans le cas où il s’agit d’une juridiction nationale dont les décisions ne sont pas susceptibles de voies de recours (art. 267 TFUE) ou lorsqu’il n’y pas lieu d’appliquer la théorie de l’ «acte clair » (arrêt «Cilfit»). De même, il ne faut pas perdre de vue qu’en tous cas le juge administratif est obligé de se conformer aux arrêts rendus par la Cour de justice en la matière. Qui plus est, omettre d’observer ces obligations pourrait engager la responsabilité de l’État membre tant à l’égard de l’Union, selon la jurisprudence «Köbler», qu’à l’égard de l’art. 6 de la Convention européenne des droits de  l’homme et du citoyen. Ceci étant, le juge administratif doit s’incliner devant l’autorité de deux juridictions supranationales, la Cour de justice de l’Union et la Cour européenne des droits de l’Homme, ce qui lui donne, au près desdites juridictions, un nouveau rôle aussi bien inattendu que bouleversant, le rôle d’un quasi justiciable

D’autre part, du fait du caractère diffus du contrôle d’unionité, le juge administratif s’expose à la concurrence d’autres juges nationaux.  À cet égard, l’exemple le plus caractéristique en France est celui résultant de l’arrêt du 17 nov. 2011, «SCEA du Chéneau » par lequel le Tribunal des conflits a consacré la compétence du juge judiciaire non répressif pour apprécier par voie d’exception la conformité d’un acte administratif par rapport au droit de l’Union et a ainsi posé une exception à l’obligation faite à ce juge par l’arrêt « Septfonds » de 1923 de renvoyer au juge administratif toute question relative à la légalité d’un acte administratif. Il est à rappeler que quelques mois plus tard, dans son arrêt du 23 mars 2012, « Fédération Sud Santé sociaux », le Conseil d’État a repris la même justification pour reconnaître au juge administratif la compétence réciproque consistant à pouvoir apprécier la conformité d’un acte de droit privé par rapport au droit de l’Union.

Il s’ensuit que, soit en matière de transformation du rôle institutionnel du juge administratif soit en matière de mise en cause de l’autonomie procédurale des États membres, les effets de l’influence du droit de l’Union sur le contentieux administratif présentent un caractère dynamique, voire ambivalent. De la sorte, cette influence doit être gérée de la part des principaux faiseurs du système que constituent la Cour de justice et le juge administratif.

III. La gestion de l’influence

La manière par laquelle les organes juridictionnels compétents gèrent l’encadrement normatif du contentieux administratif par le droit de l’Union fait apparaître les imperfections de l’organisation de la protection juridictionnelle au sein de l’Union. Elle met en question non seulement l’effectivité de l’interprétation du droit national conformément aux exigences du droit de l’Union mais aussi la sauvegarde générale d’une protection juridictionnelle effective dans l’ordre juridique de l’Union. En effet, à l’ellipticité de la jurisprudence de la Cour de justice (A) s’ajoute la réticence du juge administratif (B).

A. L’ellipticité de la jurisprudence de la Cour de justice

La jurisprudence de la Cour de justice est passée de différentes phases d’évolution: d’abord l’autolimitation, ensuite une tendance de survalorisation du principe d’effectivité et, enfin, après la consolidation de l’obligation d’interpréter le droit national conformément au droit de l’Union, un respect sélectif du droit national du contentieux[43]. Dans toutes ces phases, la Cour de justice a revendiqué une souplesse, qui lui offre la possibilité de garantir une protection juridictionnelle effective à la carte. Or, cette souplesse se caractérise par une concrétisation imparfaite du contenu des obligations des autorités nationales, ce qui ne bénéficie ni à l’œuvre de ces dernières ni à la sécurité juridique.

Un exemple caractéristique de cette concrétisation imparfaite constitue l’arrêt de la Cour de justice du 9 juin 2005, «HLH Warenvertrieb et Orthica » (C-211/03, C-299/03 et C-316/03 à C-318/03). Dans cet arrêt il a été jugé que « Le fait que la marge d’appréciation des autorités nationales en ce qui concerne la constatation d’une absence de besoin nutritionnel ne fait l’objet que d’un contrôle juridictionnel limité est conforme au droit communautaire, à condition que la procédure nationale de contrôle juridictionnel des décisions prises en la matière par ces autorités permette à la juridiction saisie d’un recours en annulation d’une telle décision d’appliquer effectivement, dans le cadre du contrôle de la légalité de celle-ci, les principes et les règles du droit communautaire pertinents ».

Un autre exemple aussi éloquent offre l’arrêt « Unibet » précité. Dans cet arrêt, la Cour de justice a jugé que «le principe de protection juridictionnelle effective des droits conférés aux justiciables par le droit communautaire doit être interprété en ce sens qu’il ne requiert pas, dans l’ordre juridique d’un État membre, l’existence d’un recours autonome tendant, à titre principal, à examiner la conformité de dispositions nationales avec [le droit communautaire], dès lors que d’autres voies de droit effectives, qui ne sont pas moins favorables que celles régissant les actions nationales similaires, permettent d’apprécier de manière incidente une telle conformité, ce qu’il appartient au juge national de vérifier »[44]. À cet égard, il a été pourtant précisé que si l’intéressé «était contraint de s’exposer à des procédures administratives ou pénales à son encontre et aux sanctions qui peuvent en découler, comme seule voie de droit pour contester la conformité des dispositions nationales en cause avec le droit communautaire, cela ne suffirait pas pour lui assurer une telle protection juridictionnelle effective»[45]. La Cour de justice n’a pas précisé quelles seraient les conséquences dans ce dernier cas. Il en résulte a contrario qu’exceptionnellement il se pourrait que le droit de l’Union impose aux États membres d’instaurer, par le biais même d’une harmonisation négative, un recours autonome tendant, à titre principal, à examiner la conformité des dispositions nationales audit droit. Ainsi, il se pourrait qu’à titre exceptionnel le droit de l’Union incite un État membre à introduire un contrôle direct de constitutionnalité des lois, même si l’ordre juridique national en cause n’en prévoit pas.

La concrétisation imparfaite, voire hasardeuse, des obligations des autorités nationales par la Cour de justice se présente aussi dans les cas où celle-ci décide librement de s’affranchir du cadre juridique de sa compétence pour répondre à une question préjudicielle pourtant relative à une situation purement interne. Même si cette pratique contribue, comme on l’a déjà remarqué, à éviter les discriminations à rebours, il ne sert guère la sécurité juridique. Il en va de même dans le cas d’un certain activisme dont fait preuve la Cour de justice, lorsqu’elle décide de faire l’interprétation du droit de l’Union le «prétexte» à l’examen de la compatibilité du droit national à celui-ci. Il y en a plusieurs exemples, parmi lesquels on pourrait citer l’arrêt du 10 janvier 2006, C-147/04, « De Groot », dans lequel la Cour de justice, saisi par le Conseil d’État d’une question préjudicielle concernant la validité d’une décision de la Commission, a dépassé le cadre de la question préjudicielle pour répondre à la question de la compatibilité avec le droit de l’Union de l’arrêté attaqué devant le juge de renvoi.

Enfin, le caractère elliptique de la jurisprudence de la Cour de justice est corroboré par son refus de recourir à la procédure accélérée prévue par l’art. 105 de son règlement de procédure dans le cadre des renvois préjudiciels qui lui sont soumis en matière de référés précontractuels[46]. En effet, il se peut qu’en matière de tels référés le renvoi préjudiciel soit obligatoire, la jurisprudence «Hoffmann-La Roche» et «Morson et Jhanjan» étant inapplicable, du fait que les questions d’interprétation concernent la recevabilité d’un référé et, par conséquent, ne peuvent pas être réexaminées lors d’une procédure ordinaire au fond[47]. Dans ce cas, il est évident que le renvoi préjudiciel ne doit pas retarder excessivement le jugement définitif sur le référé en cause, la rapidité étant requise par les directives « recours » elles-mêmes. Ceci étant, il paraît que l’objectif de cette rapidité devrait peser plutôt sur la Cour de justice pour l’obliger à répondre aux questions préjudicielles suivant la procédure accélérée que sur le juge national qui, même s’il peut adopter des mesures provisoires, n’est pas en mesure de suspendre pour longtemps le rendement de l’arrêt définitif sur un référé. De la sorte, le refus de la Cour de justice d’appliquer la procédure accélérée peut dissuader le juge administratif à lui poser des questions préjudicielles. De l’autre côté, le recours systématique à la procédure accélérée en la matière risque de provoquer la multiplication des renvois préjudiciels et bouleverser le fonctionnement de la Cour de justice. La meilleure solution pour passer outre cette contradiction qui caractérise la coopération institutionnalisée entre le juge national et la Cour de justice dans le cadre des référés serait sans doute une déconcentration de l’organisation de la justice au sein de l’Union, ce qui présuppose pourtant au moins une révision des traités.

B. La réticence du juge administratif

Comme l’a souligné l’avocat général Léger dans ses conclusions précitées dans l’affaire « Köbler », l’européanisation du contentieux administratif «implique de [la part du juge administratif] un nécessaire effort d’adaptation à un environnement juridique élargi et complexifié».

Cet effort n’est pas toujours évident. Pour plusieurs raisons, le juge administratif n’ose pas souvent franchir les limites de ses compétences traditionnelles, même dans les cas où le droit européen lui en offre la possibilité. Aujourd’hui, sa réticence n’est due plus à l’absence de familiarisation avec le droit de l’Union ou à un soi-disant patriotisme jurisprudentiel. Elle s’explique plutôt par le contexte institutionnel dans le quel le juge administratif exerce ses compétences. Ainsi, son obligation de procéder à une interprétation holistique de l’ordre juridique national se heurte à la perplexité de ce dernier, corroborée, dans certains États membres, par la dualité juridictionnelle. Par ailleurs, le principe de séparation des pouvoirs ne permet pas au juge administratif de se substituer facilement aux compétences du législateur ou de l’administration. De plus, l’ellipticité susmentionnée de la jurisprudence de la Cour de justice ne rend pas toujours attrayant le renvoi préjudiciel auprès de celle-ci. Enfin, comme tout organe étatique, le juge administratif et, plus particulièrement, les juridictions administratives suprêmes, n’acceptent pas facilement l’idée qu’il faut concéder à une autre instance, voire à une instance extra-étatique, le dernier mot sur la validité et l’interprétation des règles et principes que ces juges nationaux ont, eux même, construits. Il n’est donc pas paradoxal que le juge administratif insiste souvent sur l’invocation de sa soi-disant autonomie procédurale, pour passer outre ses obligations découlant du droit de l’Union. Ceci étant, au lieu de devenir l’interlocuteur privilégié de la Cour de justice et le promoteur de l’application du droit de l’Union dans l’ordre juridique national, le juge administratif devient un facteur de résistance l’égard de cette application, voire un veto player.

Ainsi, en France, les arrêts susmentionnés «Sté Tropic Travaux Signalisation» et « Fédération Sud Santé sociaux » du Conseil d’État constituent, certes, deux exemples éloquents de l’adaptation du droit national du contentieux aux exigences du droit de l’Union. Or, le juge administratif français n’a pas toujours su gérer de la même façon l’influence du droit de l’Union sur le droit national. On sait bien qu’à partir de son arrêt du 22 décembre 1978, « Ministre de l’intérieur c. Cohn Bendit », le Conseil d’État s’est longtemps opposé à l’idée qu’une directive puisse avoir un effet direct, quel qu’en soit son contenu. Par ailleurs, par son arrêt du 14 mai 2010, « Rujovic », il s’est différentié de la position de la Cour de cassation pour atténuer les conséquences de la jurisprudence de la Cour de justice sur le régime de la QPC.

En Grèce, la jurisprudence du Conseil d’État offre, elle aussi, une large gamme d’exemples de la gestion faite par le juge de l’influence du droit de l’Union sur le contentieux administratif.

D’un côté, il y a des cas où la Haute juridiction administrative procède à des adaptations spectaculaires du droit national aux exigences du droit de l’Union. À cet égard, on pourrait citer l’arrêt n° 3978/2009, dans le quel, guidée par la jurisprudence « Unibet » incitant, le cas échéant, à un contrôle direct des lois nationales, le Conseil d’État grec a admis que l’adoption exceptionnelle par le législateur des mesures individuelles qui excluent l’édiction d’actes administratifs d’application ne saurait priver les justiciables de la protection juridictionnelle effective garantie par l’article 20, par. 1, de la Constitution grecque[48]. Dans ce cas, il a été admis qu’un recours pour excès de pouvoir qui permettrait le contrôle incident des dispositions législatives en cause, pourrait être formé à l’encontre de tout acte administratif, même non exécutoire, visant l’exécution des dispositions législatives en cause, même si ces dernières n’en prévoyaient aucun.

De l’autre côté, il y a des cas où le Conseil d’État n’a pas osé à remettre en cause la jurisprudence traditionnelle concernant le cadre constitutionnel de la dualité juridictionnelle.  On l’a bien constaté à propos de la première affaire révélant un conflit de compétence négatif entre les juridictions administratives et judiciaires dans le cadre de la mise en place du référé précontractuel prévu par la loi n° 2522/1997, qui a transposé dans l’ordre juridique interne la directive 89/665/CEE. Une entreprise évincée de la procédure de passation d’un marché public de travaux avait exercé un référé précontractuel auprès du Tribunal de première instance d’Athènes. Par son arrêt n° 10727/2009 ce dernier, en déclinant la compétence de l’ordre judiciaire, a rejeté le référé comme irrecevable, au motif que la procédure en cause visait à la conclusion d’un contrat administratif. Dès lors, l’entreprise a saisi le Conseil d’État, dont la Commission des sursis a, lui aussi, décliné la compétence de l’ordre administratif et rejeté, à la majorité, le référé, en considérant qu’il s’agissait d’un contrat de droit privé. La Haute juridiction administrative n’a pas admis l’existence d’un conflit négatif qui pourrait être résolu par la Cour Spéciale Suprême, à laquelle appartient, selon l’article 100 par. 1 d) de la Constitution de 1975, le règlement des conflits de compétence entre les juridictions administratives et judiciaires. A l’appui de ce jugement a été invoquée la jurisprudence constante de la Cour Spéciale Suprême (arrêts n° 4/2003, 15/2005 et 19/2005), selon laquelle l’article 46 par. 1 de la loi n° 345/1976 applicable en la matière doit être interprété dans le sens que, faute d’arrêt définitif ayant l’autorité de la chose jugée, il ne peut pas y avoir conflit négatif dans le cadre d’une procédure en référé. Par ailleurs, le fait que l’affaire en cause puisse entrer dans le champ d’application de la directive 89/665/CEE a été considéré, à la même majorité, sans incidence en l’espèce, au motif que le règlement des modalités procédurales relevait de la compétence exclusive du législateur national. Or, l’opinion dissidente exprimée en l’espèce a souligné que, selon la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union Européenne dont le corollaire est le fameux arrêt du 13 Mars 2007, Unibet (C-432/05), le droit national de chaque État membre doit du moins assurer l’existence d’un tribunal compétent pour assurer une protection juridictionnelle efficace, exigée, même dans le cadre des procédures en référé, par la directive 89/665/CEE. Pour que le dualisme juridictionnel grec ne se heurte pas à ladite exigence du droit communautaire, il fallait donc interpréter l’article 100 par. 1 d) de la Constitution de 1975 et l’article 46 par. 1 de la loi n° 345/1976 d’une manière telle que le règlement des conflits négatifs concerne aussi les arrêts rendus en référé, d’autant plus qu’en droit grec ceux-ci ne sont susceptibles d’être contestés par aucune voie de recours. Selon l’opinion dissidente, il convenait, par conséquent, d’opter pour un sursis à statuer qui offrirait à la société requérante la possibilité de saisir la Cour Spéciale Suprême et à cette dernière l’occasion d’ajuster sa jurisprudence dans le sens déjà suivi par les juridictions d’autres États membres de l’Union européenne[49].

Dans d’autres cas, le Conseil d’État grec met en œuvre des stratégies d’application du droit de l’Union lesquelles, en réalité, servent plutôt les intérêts des autorités nationales. Par exemple, dans l’arrêt du n° 231/2011, qui soulevait la question de savoir si le monopôle nationale en matière de jeux de hasard est compatible avec le droit de l’Union, le Conseil d’État grec, en évoquant toutes les particularités possibles de l’affaire au principal, a fondé un renvoi préjudiciel par lequel la Cour de justice a été appelé à nuancer davantage une jurisprudence déjà assez riche sur la base de laquelle le juge nationale aurait bien pu avoir fondé une décision définitive[50]. Or, il paraît que pour la Haute juridiction administrative l’apport le plus important du renvoi préjudiciel en question était, avant tout, le temps gagné, qui lui permettrait de ne pas intervenir dans la libéralisation éventuelle du marché des jeux de hasard et ainsi donner l’occasion au législateur national de s’adapter aux nouvelles circonstances.

Qui plus est, il arrive parfois que le juge administratif grec renverse l’ordre des choses et procède même à une interprétation du droit de l’Union conformément au droit national. La jurisprudence récente du Conseil d’État grec en matière de référé précontractuel dans le contexte de la présente crise financière en offre un exemple caractéristique. La Commission des sursis, en formation d’assemblée, a été appelée à contrôler tant la constitutionnalité que la compatibilité avec le droit de l’Union des dispositions législatives conditionnant la recevabilité du référé précontractuel par le paiement préalable d’un montant de consignation particulièrement élévé (1% de la valeur du marché public en question avec un plafond de 50.000 €), jusqu’alors particulièrement bas (100 €). Dans son arrêt n° 136/2013, la Commission des sursis a admis que, tant du point de vue du droit national que du point de vue du droit de l’Union, le plafonnement de la consignation en cause au niveau de 50.000 € n’était pas manifestement inapproprié pour servir l’intérêt public auquel elle vise, à savoir la bonne administration de la justice et la dissuasion des référés abusifs qui retardent excessivement les procédures de passation des marchés publics et augmentent leur coût. À cet égard, le juge national a invoqué, parmi d’autres motifs, que l’économie nationale était dans un état critique et que les opérateurs économiques participant aux procédures régies par les directives 2004/17/CE et 2004/18/CE ont a priori la capacité financière et la liquidité requise pour payer la consignation en cause. Or, les critères d’application du principe de proportionnalité en droit grec sont différents des critères adoptés en droit de l’Union. Tandis qu’en droit grec même les restrictions les plus intenses de la liberté économique peuvent être facilement justifiées, à condition qu’elles ne soient pas manifestement inappropriées pour servir l’intérêt public respectif[51], en droit de l’Union, dans le cadre duquel la protection de la libre concurrence et de la libre circulation constituent des principes fondamentaux qui sont intimement liés avec l’objectif prépondérant de créer un marché unique, il serait beaucoup plus difficile de justifier des restrictions analogues. Car, en droit de l’Union, l’application du principe de proportionnalité en la matière va dans le sens que les restrictions nationales de la libre circulation doivent être absolument nécessaires. Cela signifie qu’il faut épuiser toute possibilité pour ne pas dissuader les intéressés de participer à une procédure de passation de marché public[52]. Sur ce plan, aucune directive « recours » ne pourrait être interprétée dans le sens que l’exercice d’un référé précontractuel puisse être présumée généralement comme abusif ou manifestement infondé ou qu’une telle présomption soit irréfragable en cas de rejet du référé.

Enfin, quelquefois le juge administratif grec passe totalement outre ses obligations découlant du droit de l’Union pour des raisons qui, autrefois, tenaient à la protection de la primauté de la Constitution nationale et, dès nos jours, tiennent surtout à la protection à un certain intérêt national majeur. Ainsi, dans son arrêt n° 3242/2004 le Conseil d’État grec avait refusé un renvoi préjudiciel auprès de la Cour de justice pour ne pas exposer au contrôle de compatibilité avec le droit communautaire l’art. 14, par. 9, de la Constitution grecque instituant une incompatibilité absolue entre l’activité économique dans les médias et l’activité économique dans la commande publique. Or, suite à l’arrêt de la Cour de justice, du 16 décembre 2008, C-213/07, « Michaniki », dans son arrêt n° 3470/2011 le Conseil d’État a définitivement abandonné ce patriotisme constitutionnel et a opté pour une adaptation interprétative inconditionnée de l’art. 14 par. 9 de la Constitution grecque aux exigences du droit communautaire, telles que précisées par la Cour de justice. A l’appui de ce revirement spectaculaire quant à l’interprétation de la disposition constitutionnelle en cause, le Conseil d’État de Grèce a même invoqué, pour la première fois, une obligation générale «d’harmoniser les dispositions constitutionnelles avec les règles de droit communautaire»[53]. On a pensé que la jurisprudence administrative se mettrait définitivement dans une orientation européenne irréversible. Toutefois, dans son arrêt n° 668/2012, le Conseil d’État grec s’est retourné vers une nouvelle version de patriotisme jurisprudentiel. Il a contrôlé la constitutionnalité de la loi mettant en œuvre les mesures du premier paquet d’aide financière à la Grèce de mai 2010, sans oser renvoyer devant la Cour de justice la question de la validité de la décision n° 2010/320/UE du Conseil européen[54] dictant ces mesures. La préoccupation majeure du juge national de ne mettre aucunement en question la validité du mécanisme d’aide financier au pays l’a empiété sur ses obligations découlant du droit de l’Union.

Conclusions

Dans l’étape actuelle de l’évolution des rapports entre le droit de l’Union et le droit national, nonobstant toute critique à l’égard de la gestion de l’influence du droit de l’Union sur le contentieux administratif qu’on pourrait adresser à la Cour de justice ou au juge administratif, il est incontestable que les limites institutionnelles de l’activité de tous les deux sont conditionnées par l’absence d’un système juridictionnel unique et complet au sein de l’ordre juridique de l’Union.

Les lacunes de ce système ne peuvent pas toujours être comblées par la jurisprudence, c’est au constituant de l’Union, et, finalement, aux États membres qu’il appartient de réformer le système actuellement en vigueur[55]. De même, toutes les lacunes du système national ne peuvent pas non plus être comblées par la jurisprudence nationale, une révision constitutionnelle étant souvent nécessaire. Certes, du point de vue formel, les difficultés politiques de la mise en place de ces réformes institutionnelles ne préoccupent pas le droit de l’Union. Or, elles influencent certainement l’observation des obligations des juges nationaux qui découlent dudit droit.

Ceci étant, l’évolution de la protection juridictionnelle des citoyens au sein de l’ordre juridique de l’Union oscille constamment entre des projets juridiques ambitieux et leur application imparfaite. Et les choses ne vont pas forcément s’améliorer, étant donné que la perspective de l’adhésion de l’Union à la Convention européenne des droits de l’Homme accentue la perplexité du réseau sur lequel repose le dialogue des juges dans la situation chaotique dans laquelle évolue le soi-disant pluralisme constitutionnel européen. À cet égard, il est fort probable qu’un grand nombre d’intéressés, au lieu de s’adresser aux tribunaux, va continuer à rechercher la protection de ses droits par le biais des plaintes auprès de la Commission européenne, dont la pression économique et politique à l’égard des États membres se présente souvent comme un substitut –apparemment plus efficace, bien que moins transparent– des procédures juridictionnelles.


[1] Voir la directive 2006/77/CE et l’arrêt du Conseil d’État du 16 juillet 2007, Sté Tropic Travaux Signalisation.

[2] Voir l’arrêt de la Cour de justice du 25.7.1991, C-208/90, Emmott.

[3] Voir l’art. 10 de la directive 2000/78 en matière de discriminations.

[4] Voir les arrêts de la Cour de justice du 18.5.1989, C-213/89, Factortame, du 21.2.1991, C-143/88 et C-92/89, Zuckerfabrik, et du 9.11.1995, C-465/93, Atlanta, ainsi que les directives « recours » en matière de marchés publics.

[5] Voir l’arrêt de la Cour de justice du 5.10.2010, C‑173/09, Elchinov, pt 32.

[6] Voir l’arrêt du Conseil d’État du 11.5.2004, Association AC ! et autres.

[7] Voir l’arrêt du Tribunal des conflits du 17.11.2011, SCEA du Chéneau.

[8] Voir l’arrêt de la Cour de justice du 18.7.2007, C-119/05, Lucchini.

[9] À cet égard, voir aussi A. Pliakos, « Le contrôle de constitutionnalité et le droit de l’Union européenne: la réaffirmation du principe de primauté », Cahiers de droit européen 2010, p. 487 et s.

[10] Voir C. Yannakopoulos, « L’influence du droit de l’Union européenne sur le système de contrôle juridictionnel de constitutionnalité des lois : les paradigmes français et grec », Revue française de droit constitutionnel (RFDC) 2012 (n° 91), p. 537 s.

[11] Voir les arrêts du 9.3.1978, 106/77, Simmenthal, du 27.6.1991, C-348/89, Mecanarte, et du 22.6.2010, C-188/10 et C-189/10, Melki et Abdeli. Sur l’influence du système de contrôle d’unionité des normes nationales sur l’analyse doctrinale de la réforme du système de contrôle de constitutionnalité des lois en France, voir, à titre indicatif, F.-X. Millet, «Pour l’introduction d’un article 234 dans la Constitution française », Petites affiches, 22 avril 2009, n° 80, p. 4  et s.

[12] Arrêt du 13.3.2007, C-432/05.

[13] Voir l’arrêt de la Cour de justice, du 27.6.2013, C-93/12, Agrokonsulting -04, pt 35.

[14] Voir CJUE, 8.3.2011, avis 1/09, pt 66.

[15] Voir l’arrêt de la Cour de justice du 5.10.1994, C-165/91, Van Munster, pt 34, et, en ce sens également, l’arrêt du 13.11.1990, C-106/89, Marleasing, pt 8.

[16] Voir l’arrêt du 7 juillet 1981, Rewe, 158/80, pt 44.

[17] Voir CJUE, 8.3.2011, avis 1/09, pt 68.

[18] Voir CJUE, 8.3.2011, avis 1/09, pt 80.

[19] Voir, en ce sens, les arrêts du 18.3.2010, C-317/08 à C-320/08, Alassini e.a., pt 47, et du 27.6.2013, C-93/12, Agrokonsulting-04, pt 35.

[20] Voir notamment, en ce sens, les arrêts du 16.12.1976, 33/76, Rewe-Zentralfinanz et Rewe-Zentral, pt 5, du 14.12.1995, C-312/93, Peterbroeck, pt 12, et du 15.1.2013, C-416/10, Križan e.a., pt 85.

[21] Voir, notamment, les arrêts du 9.3.1978, 106/77, Simmenthal, pt 21, et du 5 mars 1998, C-347/96, Solred, pt 30.

[22] Voir l’arrêt du 4.4.1968, 34/67, Lück.

[23] Voir l’arrêt du 14.12.1995, C-312/93, Peterbroeck, pt 14.

[24] Voir les arrêts du 5.10.2010, C-73/09, Elchinov, pt 32, et du 9.3.2010, C‑378/08, ERG e.a., pt 32.

[25] Voir les arrêts du 10.4.2003, C-20/01 et C-28/01, Commission / Allemagne, et du 18.7.2007, C-503/04, Commission / Allemagne.

[26] Cahier n° 28.

[27] Voir C. Yannakopoulos, « L’influence du droit de l’Union européenne sur le système de contrôle juridictionnel de constitutionnalité des lois : les paradigmes français et grec », op. cit.

[28] Voir sur la loi du 29 janvier 1993, L. Richer, Droit des contrats administratifs, 6ème éd., LGDJ, 2008, n° 244. Voir aussi l’ordonnance n° 2009-515 en date du 7 mai 2009 et le décret n° 2009-1456 du 27 novembre 2009 ayant réalisé la transposition en France de la directive n° 2007/66/CE. Sur ces textes, voir St. Braconnier et F. Marchand, « L’achèvement de la transposition de la directive ‘Recours’ : le décret n° 2009-1456 du 27 novembre 2009 », Contrats et Marchés publics n° 1, Janvier 2010, 1.

[29] Voir, à titre indicatif, l’arrêt du 11.4.2010, C-91/08, Wall AG, pts 34-35.

[30] Voir, à titre indicatif, l’arrêt du 21.6.2012, C-84/11, Suisalo, pt 20. Contra, l’ordonnance du 28.9.2006, C-285/05, Enosi Efopliston Aktoploïas, pt 21.

[31] Voir contra, l’arrêt CE, 23 juillet 2010, Fédération nationale des guides interprètes.

[32] Voir, à titre indicatif, l’arrêt du 27 juin 2013, C-93/12, Agrokonsulting-04, pt 35.

[33] Pt 89.

[34] Voir Dupré de Boulois X., « La théorie des actes de gouvernement à l’épreuve du droit communautaire », RDP 2000, p. 1791 s. Voir aussi les arrêts du 14.1.1997, C‑124/95, Centro-Com, et du 15.12.2009, C-284/05, Commission / Finlande.  Voir, contra, l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme, 14 déc. 2006, Markovic c/ Italie, req. n° 1398/03, RFDA 2008, p. 728 s.

[35] Cf. l’arrêt du 19.11.2009, C‑314/08, Filipiak, pt 81.

[36] Voir l’arrêt du 22.6.2010, C-188/10 et C-189/10.

[37] Voir l’arrêt de la Cour du 14 décembre 1982, C-314/81, 315/81, 316/81 et 83/82, Procureur de la République / Waterkeyn, pts 14-15.

[38] Voir la décision du 17.12.2010, n° 2010-79 QPC, M. Kamel D. [Transposition d’une directive], JO du 19 décembre 2010, p. 22373, cons. n° 3.

[39] Voir l’arrêt du 5.10.2010, C‑173/09, Elchinov, pt 32.

[40] Voir l’arrêt du 15.1.2013, C-416/10, Križan e.a.

[41] M. Hauriou, note sous l’arrêt du Tribunal des conflits du 9 décembre 1899, Association syndicale du Canal de Gignac, S. 1900, III, p. 49.

[42] Pts 59-60.

[43] Voir Τ. Tridimas, Τhe General Principles of EU Law, Second Edition, Oxford EC Law Library, 2006, p. 418 s.

[44] Point 65.

[45] Point 64.

[46]  Voir l’ordonnance du président de la Cour de justice du 17.11.2004 dans les affaires jointes C-363/04, C-364/04 et C-365/04.

[47] Voir les arrêts du 24.5.1977, 107/76, Hoffmann-La Roche, pt 6,  et du 27.10.1982, 35/82 et 36/82, Morson et Jhanjan, pt 8. Cf., à titre indicatif, Conseil d’État grec (Commission de sursis), arrêts n° 1137/2006, 858/05, 240/2004, 690/2003 et 223/1999.

[48] « Chacun a droit à la protection légale par les tribunaux et peut exposer devant eux ses points de vue sur ses droits et intérêts, ainsi qu’il est prévu par la loi. ».

[49] Il convient de comparer cette proposition avec l’arrêt du 25 mars 1957, Hospices du Puy c/ De la Pérelle (Rec. CE, p. 817), par lequel le Tribunal des conflits français semble admettre qu’un conflit négatif peut être révélé par des décisions du président d’un tribunal civil et d’un tribunal administratif statuant tous deux en référé.

[50] V. l’arrêt du 24.1.2013, C-186/11 et C-209/11, Stanleybet.

[51] Voir, par ex., l’arrêt n° 1882/2003 de la 4ème Section du contentieux du Conseil d’État grec.

[52] Voir les arrêts de la Cour de justice du 3.3.2005, C-21/03 et C-34/03, Fabricom, pts 34 et 35, et du 16.12.2008, C-213/07, Michaniki, pt 61 s.

[53] Il a été admis, à l’unanimité, que cette obligation découle de la déclaration interprétative introduite par la révision constitutionnelle de 2001 au-dessous de l’article 28 de la Constitution grecque, qui réglemente les rapports entre le droit national et les règles de droit international. Selon cette déclaration interprétative, « L’article 28 constitue une base de la participation du Pays au processus d’intégration européenne ».

[54] Décision du 8 mai 2010 adressée à la Grèce en vue de renforcer et d’approfondir la surveillance budgétaire et mettant la Grèce en demeure de prendre des mesures pour procéder à la réduction du déficit jugée nécessaire pour remédier à la situation de déficit excessif (JOUE L 145/6 11.6.2010).

[55] Cf. l’arrêt de la Cour de justice du 25.7.2002, C-50/00, Unión de Pequeños Agricultores / Conseil, pt 45.