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La déréglementation constitutionnelle en Europe

Introduction

Dans l’ère du constitutionalisme moderne, surtout après la Seconde Guerre mondiale, le droit public en Europe a été imprégné de l’idée de l’État de droit intimement liée au pluralisme politique et à l’idée de la normativité de la Constitution dans les ordres juridiques nationaux. La démocratie pluraliste a exigé et, en même temps rendu possible, que la Constitution assure la résolution des conflits fondamentaux de la société à travers le droit. Par ailleurs, dans la plupart des sociétés européennes de l’après-guerre, cet État de droit constitutionnel, principalement libéral, a été fortifié par un grand pacte social qui a fait émerger l’idée de l’État de droit social. Ceci étant, le formalisme qui caractérise la modernité juridique a été combiné avec un objectif fondamental matériel, à savoir la symbiose de la démocratie politique avec la démocratie sociale, symbiose qu’un éminent constitutionnaliste grec, Aristovoulos Manessis, avait, à juste titre, qualifiée de « perspective historique optimiste et de bon augure » tant pour l’espace national que pour l’espace européen.

Or, cette perspective n’a pas convaincu tout le monde. En revendiquant la seule vérité du droit, l’interprétation ultralibérale de la Constitution a préconisé l’affaiblissement normatif de ses dispositions qui n’étaient pas compatibles avec cette interprétation. Les failles ainsi apportées dans le formalisme et le pluralisme politique ont été renforcées par le recul de la force contraignante de la Constitution à l’égard de l’européanisation et de l’internationalisation du droit national. Celles-ci, apparues également après la Seconde Guerre mondiale et accélérées les dernières décennies, ont mis en question le rôle de l’État-nation comme centre de gravité de l’ordre constitutionnel et ont fait resurgir le dogme d’un nouveau droit naturel, d’abord appuyé sur une conception unique de la protection des droits de l’homme et ensuite réaffirmé par la soi-disant économie naturelle des marchés. Par ailleurs, plus récemment, la crise économique et financière a favorisé un décisionnisme occasionnel qui a non seulement renforcé davantage les failles dans le formalisme et le pluralisme politique, mais aussi a fortement mis en question l’idée de l’État de droit social. Cette crise a ainsi affecté le modèle du constitutionnalisme moderne beaucoup plus que les graves crises provoquées par le terrorisme et le flux migratoire. La gestion de ces dernières, tout en défendant le rôle prépondérant de l’État-nation, a principalement révivifié, aussi bien en droit national qu’en droit européen, la tension persistante, à l’intérieur de l’État libéral de droit, entre la sécurité et la liberté. En revanche, la gestion de la crise économique et financière, tout en mettant à l’écart l’État-nation, a poussé à l’extrême la remise en cause de l’objectif fondamental de son modèle constitutionnel, à savoir la fusion de la démocratie politique avec la démocratie sociale.

Plus précisément, après 1989, au fur et à mesure que d’une part la mondialisation semblait abattre les derniers bastions du dogme de la souveraineté étatique, l’incontournable droit public a su être revivifié à travers son européanisation. L’apparition d’une série de nouveaux concepts, principes et constructions jurisprudentielles suggérait que le droit de l’Union européenne, comme, d’ailleurs, la Convention européenne des droits de l’homme, constituait un champ de référence démocratique auquel les autorités nationales et, surtout, les juges nationaux se voyaient désormais tenus d’intégrer leurs choix interprétatifs, en adoptant de nouvelles approches du droit national et en recherchant des sources de légitimation plus actuelles.

L’européanisation du droit public a été mythifiée, du fait surtout d’une conception unique, voire universelle de la protection des droits fondamentaux. Cette mythification a été tellement forte qu’elle a pu couvrir le fait que, en bouleversant l’équilibre institutionnel entre les organes étatiques, le droit européen devenait peu à peu facteur de déstabilisation de la structure constitutionnelle des États nationaux. Car, la Constitution « s’en allait » sans être remplacée par une nouvelle structure cohérente et solide, capable d’intégrer efficacement toutes les règles fondamentales, nationales ou européennes qui cohabitaient désormais dans l’ordre juridique de chaque État. Ainsi, en 2010, la crise de la dette souveraine dans la zone Euro, qui a succédé à la crise économique mondiale de 2008, a trouvé le droit public flottant dans l’empirisme et la perplexité du soi-disant pluralisme constitutionnel.

Cette crise a déstabilisé les différents ordres juridiques concernés. Incapables donc de traiter la crise de la dette souveraine, les droits nationaux, européen et international ont été concurrencés, voire dépassés, par d’autres normes non juridiques, telles les évaluations émanant des agences de notation financière. Toutefois, devant cette crise de la dette souveraine, ni le droit ni d’ailleurs l’Etat-nation n’ont disparu. La gestion principalement intergouvernementale de la crise au sein de la zone Euro a montré que, même dans l’ère post westphalienne, les États-nations –du moins les États-créanciers – bien que substantiellement transformés, restent les auteurs principaux du droit; mais, d’un droit différent. Car la crise a modifié le droit en accentuant à l’extrême le phénomène de darwinisme normatif qui préconise la fin de certaines règles ou institutions juridiques, considérées désormais inaptes à s’adapter à l’évolution de l’économie mondiale.

À cet égard, les États-membres de l’Union, surtout les États-débiteurs, ont connu une réduction supplémentaire des fonctions essentielles de leurs règles constitutionnelles principalement à travers les restrictions imposées non seulement aux droits fondamentaux mais aussi au pluralisme politique lui-même.

Quant à l’Union elle-même, après avoir échoué à se doter d’une constitution formelle proprement dite, elle est devenue un laboratoire mondial de fabrication des outils juridiques conçus dans le but de remédier à l’insolvabilité des États-membres, sans avoir su défendre ni l’acquis communautaire ni la méthode communautaire. Il y a eu une réduction de la vision de la constitutionnalisation de l’Union à une architecture intergouvernementale d’assistance et de supervision des États-membres. Bien que cette architecture se situe en dehors du champ d’application des traités, elle implique le partenariat des organes de l’Union qui débouche sur des actes hybrides dont la nature juridique n’est pas du tout claire. Ce manque de clarté a aggravé le sentiment de dépossession des citoyens de l’Union, notamment des ressortissants des États-membres-débiteurs, qui se sont sentis de plus en plus pris au piège. La nouvelle structure mise en place, tout en étant incapable de limiter son déficit démocratique, creuse constamment ses déficits économique et social, sans offrir aux citoyens les garanties fiables d’une protection juridictionnelle efficace. En même temps, les États-membres semblent de plus en plus considérer les valeurs communes de l’Union moins comme une source d’inspiration et de perspective de coopération que comme la base d’un mécanisme répressif. En outre, l’idée de solidarité déjà déformée par l’« aléa moral » dans le cadre des mécanismes de la nouvelle gouvernance économique européenne, semble être plus clairement mise à l’écart dans le cadre de la nouvelle crise existentielle de l’Union que constitue la crise migratoire.

Dès lors, l’Union devient de moins en moins convaincante, de moins en moins séduisante. Au vu de la crise humanitaire liée avec les flux de réfugiés et de migrants, des attaques terroristes répétitives, du renforcement des groupes politiques d’extrême droite ou même néonazis et de l’embarras qui caractérise les négociations sur le Brexit, plus que la prospérité c’est plutôt la peur pour la démocratie, voire pour la paix, qui semble constituer actuellement le lien cohésif le plus fort de l’Union. Certes, les plus cyniques des analystes essaient de couvrir leur perplexité en recourant, avec un certain malin plaisir, à l’assimilation ambigüe de l’Union avec l’Hotel California : «you can check out any time you like, but you can never leave»! Or, il ne faut pas perdre de vue que, comme l’a souligné Don Henley qui a chanté ces célèbres paroles, «l’hôtel lui-même pourrait être considéré comme une métaphore de la création du mythe qu’est le rêve américain, parce que c’est une fine ligne de démarcation entre le rêve américain et le cauchemar américain». À l’instar donc de l’Hotel California, il se peut que l’Union joue avec la mise en cause de ce qui a été toujours présenté comme la pierre angulaire de son institution imaginaire, à savoir le rêve d’une unification paisible et démocratique de l’Europe.

On constate en effet l’évolution d’un phénomène de déréglementation constitutionnelle d’une manière plus apparente et intense surtout au sein des États-débiteurs. Ce phénomène montre la progression d’un amollissement normatif non seulement de la Constitution nationale mais de toutes les normes fondamentales, nationales ou européennes qui coexistent au sein de l’ordre juridique national. Il s’agit d’un mouvement qui s’inscrit dans la dynamique d’un changement de paradigme. Il semble qu’on abandonne le paradigme d’une Constitution dotée d’une force normative incontestable dominant la hiérarchie des normes au sein de chaque ordre juridique national et assurant la résolution de tout conflit en toute sûreté juridique. On se dirige vers une sécurité juridique flexible établie par un réseau instauré entre plusieurs normes fondamentales souples (soft constitutions) s’appliquant dans les différents ordres juridiques, nationaux et européens, et dont l’objectif principal serait d’éviter les conflits entre ces derniers.

Ce phénomène de déréglementation constitutionnelle pourrait être interprété comme une déchéance des constitutions nationales. Ce ne serait pas la première fois. À plusieurs reprises dans l’Ηistoire, des transformations révolutionnaires des constitutions, ainsi que de longues périodes de sursis des dispositions constitutionnelles ou de divers états d’exceptions récurrents qui devenaient quasi permanents, ont affaibli la conscience constitutionnelle des autorités étatiques comme celle des peuples, qui ont souvent opté plutôt pour la réussite d’un objectif politique plus ou moins lié au salut commun qu’au respect de la norme constitutionnelle. Or, il paraît cette fois que le phénomène de déréglementation constitutionnelle dénote une déchéance particulière des règles fondamentales tant du point de vue qualitatif que du point de vue quantitatif. D’une part, « la crise de la capacité régulatrice de la Constitution » apparaît à la suite d’une période dominée par le sentiment qu’une démocratie constitutionnelle durable avait été établie. On pensait que la Constitution nationale était irrévocablement devenue la forme et le langage de l’activité politique légitime, grâce notamment à la consolidation de la justice constitutionnelle et au rattachement des croyances collectives moins sur les valeurs et figures politiques que sur la morale ou sur la raison éthique. D’autre part, le phénomène de déréglementation constitutionnelle ne se limite pas seulement aux constitutions nationales, mais concerne toutes les autres règles fondamentales, européennes ou internationales qui seraient en train d’être constitutionnalisées. Il serait même lié à une certaine démystification de la perspective d’une intégration supranationale et internationale à travers le modèle du pluralisme constitutionnel.

Sur la base de ces observations préliminaires, une approche dialectique du phénomène de déréglementation constitutionnelle pourrait être, en effet, entamée à partir de l’analyse de la déconstitutionnalisation du droit national, sur la base du paradigme de l’ordre juridique grec (I), pour aborder, ensuite, successivement, la constitutionnalisation imparfaite du droit européen (II) et les pas suspendus du pluralisme constitutionnel (III).

Ι. La déconstitutionnalisation du droit national

D’après sa lettre, la Constitution de 1975 constitue le paradigme d’une constitution nationale dotée d’une force normative incontestable et faisant preuve d’un pluralisme institutionnel qui vise la symbiose entre la démocratie politique et la démocratie sociale. Toutefois, la constitutionnalisation réelle de ce pluralisme institutionnel n’a pas été unanimement acceptée. Elle a connu le refus, voire le mépris, d’une grande partie de la doctrine, des pratiques législatives et administratives, ainsi que de la jurisprudence. La normativité de certaines obligations fondamentales énoncées dans la Constitution a été remise en cause, la justiciabilité des droits sociaux a été affaiblie et la valeur juridique d’une série de dispositions constitutionnelles –telles certaines dispositions mettant en exergue des spécificités de l’ordre constitutionnel national– a été neutralisée au motif qu’il s’agissait d’« accidents verbaux », de dispositions qui reflétaient simplement « des faits statistiques et historiques » ou encore de déclarations non « exemptes d’une certaine rhétorique solennelle ».

Cet amollissement normatif d’une partie importante de la Constitution grecque de 1975 est dû à plusieurs facteurs qui ne sont pas toujours susceptibles d’être attachés à des approches dogmatiques cohérentes et tiennent plutôt à l’existence, avec leurs traditions et leur moralité propre, de différents interprètes de la Constitution, officiels ou officieux. Parmi ces facteurs on pourrait notamment distinguer, d’abord, la disparition ou l’affaiblissement progressifs de certains sujets politiques et sociaux (partis politiques, groupements économiques et sociaux, syndicats etc.) qui avaient été les protagonistes de la période constituante ; ensuite, la difficulté générale à atteindre un certain consensus suffisamment stable sur les questions fondamentales, ce qui sape a priori l’observation des règles constitutionnelles ; en outre, la mauvaise qualité du débat politique, dans le cadre duquel on opte systématiquement pour l’instrumentalisation de la Constitution nationale en érigeant l’inconstitutionnalité en argument d’opposition ; enfin, la relative facilité par laquelle derrière n’importe quelle interprétation constitutionnelle se profile, comme évidente, l’intention de réviser tacitement les règles constitutionnelles avec lesquelles l’interprète n’est pas d’accord. Ceci explique sans doute pourquoi une partie de la doctrine est séduite par la représentation de la Constitution comme un mécanisme qui, selon l’expression de A. Svolos, ne fait que « canaliser » le flux de la matière sociale et évolue, avec elle, comme un être « vivant ». Or, si l’on recherchait un facteur dogmatiquement plus cohérent de la dévaluation normative de la Constitution de 1975, on pourrait sans doute l’identifier à la prévalence progressive d’une doctrine ultralibérale selon laquelle la Constitution nationale doit être interprétée de manière à limiter au maximum le pouvoir étatique et à donner aux libertés la plus grande extension possible.

La doctrine ultralibérale a été renforcée par la surdétermination de la Constitution nationale par le droit européen. Dans le cadre de cette surdétermination, le principe de primauté du droit de l’Union même à l’égard des règles constitutionnelles nationales a été progressivement acceptée par les juges nationaux eux-mêmes, le contrôle de constitutionnalité des lois a été largement concurrencé par le contrôle de conventionnalité des lois, l’équilibre institutionnel entre les fonctions étatiques a été bouleversé de sorte que le juge national ait doté d’un rôle premier au détriment du législateur national qui s’est contenté d’un rôle secondaire, la logique concurrentielle du marché l’a progressivement emporté sur le pluralisme économique consacré par le texte constitutionnel grec et l’institution des autorités régulatrices indépendantes a dissocié des structures étatiques traditionnelles l’encadrement de l’activité économique et la protection des droits fondamentaux. Ainsi, malgré son apport incontestable au renforcement effectif de la protection des valeurs libérales, telles l’autonomie personnelle, la tolérance et la liberté économique, la doctrine ultralibérale confirmée par l’européanisation du droit a conduit à une certaine déconstruction de l’ordre constitutionnel national, en promouvant la conception d’une démocratie qui s’éloigne du peuple et se développe sur le plan d’un marché économique et d’une communauté de valeurs qui ne présupposent pas l’État, en réduisant le droit aux droits subjectifs, en mettant à l’écart les devoirs fondamentaux, en adoptant une approche individualiste même pour les droits sociaux et en substituant l’individu au citoyen.

La déconstruction constitutionnelle s’est érigée en véritable déconstitutionnalisation du droit national à cause surtout de la crise de la dette souveraine ayant touché l’État grec. Cette crise a renforcé à l’extrême les effets dérégulateurs du néolibéralisme et a proportionnellement diminué la résistance des particularités déjà disqualifiées du droit constitutionnel national. On y a constaté un recul constant du pluralisme politique et du principe électif. Les élections législatives se sont retrouvées autant dénaturées que discréditées. Le parlement a été marginalisé, les gouvernements qui au moment de la crise ont multiplié le recours aux délégations législatives ou même à l’édiction des actes à contenu législatif, et ont ainsi transformé la situation d’exception en situation normale. L’équilibre des pouvoirs étatiques a été davantage bouleversé. Les pouvoirs et les contre-pouvoirs traditionnels ont été discrédités. Des pouvoirs et contre-pouvoirs nouveaux ont été apoparus. Si le réseau des banques centrales européennes a pris le rôle du principal contre-pouvoir à l’égard du gouvernement national, l’organisation du référendum susmentionné en Grèce, le 5 juillet 2015, comme d’ailleurs, dans une grande mesure, celui au Royaume Uni, le 23 juin 2016, a été utilisée comme un moyen ultime pour concurrencer le pouvoir des autorités de l’Union. Par ailleurs, la surveillance, établie par leurs créanciers et en ce qui concerne l’Union au moyen d’instruments nouveaux tel le pacte budgétaire européen, a poussé les États-débiteurs à restreindre systématiquement les droits constitutionnels, notamment les droits sociaux, tout en réduisant considérablement les garanties acquises de leur protection juridictionnelle.

Dès lors, le droit constitutionnel national a été désordonné et une crise générale, voire systémique, a touché non seulement la force obligatoire des dispositions constitutionnelles nationales qui conditionne la densité de leur normativité, mais aussi la relative certitude à propos de leur signification qui, elle, conditionne l’effet utile de leur interprétation. La doctrine ultralibérale et la surdétermination du droit grec par le droit européen avaient déjà favorisé une interprétation dynamique de la Constitution. Dans le cadre du pluralisme constitutionnel, l’interprétation constitutionnelle avait été davantage déformalisée et devenue excessivement pragmatique, voire imprévisible tributaire toujours du large pouvoir discrétionnaire que possède le juge national. Un pluralisme interprétatif avait été apparu, dans le sens de la pluralité accrue, variable et excessivement complexifiée de méthodes et techniques d’interprétation. Ce pluralisme interprétatif a dépassé le relativisme interprétatif inhérent à toute Constitution et constitué un symptôme de déconstitutionnalisation de l’ordre juridique national, un symptôme qui a été aggravé lors de la crise de la dette souveraine. L’interprétation du droit a très vite passé outre les méthodes logico-formelles classiques pour acquérir un caractère holistique. Par ailleurs, la crise économique a favorisé la progression d’une interprétation conséquentialiste, tantôt avouée tantôt tacite, mettant l’accent sur les conséquences financières, politiques et sociales des arrêts juridictionnels. Sur ce plan, on mis en œuvre des interprétations systématiques et téléologiques enchevêtrées dénotant un renversement aléatoire et récurrent de la hiérarchie des normes. Ainsi, alors que la primauté de la Constitution avait imposé l’interprétation classique des lois conformément à la Constitution, dans le contexte de la crise financière cette interprétation est contrebalancée par une certaine interprétation conforme à rebours, à savoir l’interprétation de la Constitution conformément aux lois entérinant les compromis des autorités nationales avec les créanciers du Pays. De l’autre côté, alors que l’européanisation du droit national avait obligé à interpréter celui-ci conformément au droit de l’Union ou de manière favorable à l’égard de la Convention européenne des droits de l’homme, dans le contexte de la crise financière cette obligation est aussi contrebalancée par une autre interprétation conforme à rebours, cette fois par l’interprétation du droit de l’Union ou des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme conformément au droit national. Les limites entre activisme et autolimitation du juge ont été brouillées ; les jugements juridictionnels se sont adaptés, parfois inconditionnellement, aux compromis ou aux réactions politiques variables. Devant toutes les vicissitudes interprétatives susmentionnées, les critères pour qualifier une interprétation de bonne ou mauvaise se sont relativisés plus que dans l’ordre normal des choses, ce qui a débouché sur le symptôme le plus grave de la déconstitutionnalisation du droit national : croire que toute interprétation constitutionnelle est défendable. Ainsi, la Constitution nationale est devenue une constitution souple (soft constitution) prête à s’adapter à toute externalité dominante ou occasionnelle, juridique, économique, politique, culturelle ou morale. Elle est même transformée en une source d’insécurité juridique.

II. La constitutionnalisation imparfaite du droit européen

La déconstruction du droit national a créé l’impression, voire l’attente, d’une constitutionnalisation de deux composants du droit européen, la Convention européenne des droits de l’homme et le droit communautaire désormais droit de l’Union. L’imaginaire constitutionnel du droit européen a voulu dissocier le phénomène constitutionnel de l’existence d’une souveraineté étatique -interne ou externe- incontestable, de détacher l’État du droit de l’État et aussi de mettre en avant la morale et la protection des droits de l’homme. Enfin, la constitutionnalisation du droit européen a été toujours conditionnée le développement de son autonomie par rapport au droit international public.

Toutefois, quel que soit le point de vue où l’on se place, la conclusion qui se dégage est que le processus de constitutionnalisation du droit européen semble encore inachevé. Bien qu’elles revendiquent le contrôle de la fondamentalité des normes appliquées dans les ordres juridiques nationaux et que cette revendication soit légitimée dans une grande mesure même par les autorités nationales, ni la Convention européenne des droits de l’homme ni le droit de l’Union n’ont su assurer une structure cohérente, capable de combler la lacune créée par la déconstitutionnalisation du droit national.

De leur côté, les communautés européennes ont constitué une alliance économique qui a préféré s’élargir plutôt que se renforcer. Certes, grâce au fonctionnalisme intense nourri par l’idéal du processus d’unification européenne, ces dernières ont développé une telle dynamique institutionnelle qu’elles ont failli accomplir la constitutionnalisation formelle d’une nouvelle entité supra-étatique par le Traité établissant une Constitution pour l’Europe. Or, le fait que l’Union manque de pouvoir politique de dernière instance et que les Etats membres qui peuvent même se retirer de l’Union détiennent toujours leur souveraineté ne permet aucune émancipation constitutionnelle du processus d’unification européenne. D’ailleurs, il paraît que, à la suite notamment des crises financière et migratoire, la nouvelle gouvernance de l’Union, après avoir imposé un monétarisme radical, se contente finalement, elle-aussi, d’une fonction principalement défensive, celle de surveiller avant tout à ce que les États-membres ne s’écartent pas des règles de discipline budgétaires ni des valeurs assimilables à celles prônées par la Convention européenne des droits de l’homme. Ainsi, le droit européen a des difficultés à réussir les différents tests de constitutionalisation proposés par la doctrine. Aussi bien la normativité que l’interprétation de ses textes fondamentaux restent indécises. Le constitutionalisme « sans État » et « sans Constitution » n’a pas non plus donné une communauté ordonnée de valeurs fondamentales qui pourrait au moins éventuellement garantir une constitutionnalisation matérielle. D’autant plus que le droit européen est toujours resté tributaire de la logique intergouvernementale. En tout état de cause, aucun de ses deux composants, ni la Convention européenne des droits de l’homme ni le droit de l’Union européenne, n’a su satisfaire aux deux prémisses minimales du processus de constitutionnalisation, à savoir, d’une part, l’existence d’un texte porteur de normes fondamentales et, d’autre part, l’existence d’un juge chargé de garantir la suprématie de ces normes par rapport aux autres normes juridiques de rang inférieur.

La Convention européenne des droits de l’homme « n’a pas pour objet de régir une société politique avec une compétence générale, mais […] elle est soumise au principe de spécialité et à des compétences d’attribution, aussi larges soient-elles, à savoir la protection des droits et libertés fondamentaux » (B. Mathieu). Sa fonction principalement défensive, née dans le contexte de la guerre froide, a fait de la Convention de Rome, avant tout, une source d’un discours monocausal et un instrument de police constitutionnelle internationale destiné à veiller à ce que les États du Conseil de l’Europe ne s’écartent pas des valeurs de la démocratie libérale. Or, comme à titre général les droits de l’homme à eux seuls semblent incapables de « constitutionnaliser le monde », un catalogue elliptique de tels droits, qui ne consacre expressément ni la liberté économique ni le droit à l’environnement ni les droits sociaux et dont l’épicentre est l’autonomie personnelle de l’individu, ne pourrait pas a fortiori faire l’exception. En Europe comme ailleurs, « le monde contemporain est bien trop complexe pour être régi par des monocausalités ». Ceci étant, il ne convient donc pas de qualifier la Convention européenne des droits de l’homme d’ordre constitutionnel proprement dit, quitte à vouloir donner au terme de constitutionnalisation une signification largement symbolique.

Quant à l’Union, vu son « étrange » nature juridique, il y a une série de considérations qui permettraient de conclure que son ordre juridique n’est pas un ordre juridique constitutionnel et que seuls les États-membres sont les acteurs du processus constitutionnel : d’une part l’absence de Constitution formelle et de véritable pouvoir législatif du Parlement européen, d’autre part l’absence de souveraineté propre dans la mesure où cet ordre juridique ne confère pas sa validité aux autres normes et ne peut pas s’auto-réformer, ainsi que l’absence d’une citoyenneté européenne autonome, voire d’un dèmos européen qui pourrait constituer une communauté politique homogène et donner la foi qui permet de légitimer un texte juridique en tant que Constitution, sans se borner principalement et conjoncturellement aux seuls citoyens nationaux qui exercent une activité économique en « circulant » au sein de l’Union. Certes, une série d’autres considérations permettraient sans doute d’accepter que « si l’Europe n’a pas encore de véritable ‘Constitution’, sa transformation en une société politique et en un ordre juridique doté de règles d’organisation, de fonctionnement et d’un système de valeurs communes en font incontestablement un objet de droit constitutionnel contemporain ». Autrement dit, on pourrait considérer qu’à travers ses traités l’Union est dotée d’une Constitution matérielle ou mieux qu’elle fait l’objet d’un processus de constitutionnalisation matérielle revendiquant du moins une partie de la souveraineté détenue encore par ses États-membres. Or, l’ordre juridique de l’Union a beau être présenté dans la jurisprudence de la Cour de justice comme un ordre constitutionnel autonome, il a vraiment du mal à réussir sa véritable constitutionnalisation. L’échec de sa constitutionnalisation formelle et la mise en avant des identités constitutionnelles nationales ont relativisé la dynamique du principe de sa primauté. En outre, ni la protection des droits de l’homme ni les autres valeurs dites communes n’ont pu constituer une nouvelle base solide de constitutionnalisation matérielle. Durant la crise de la dette souveraine dans la zone Euro, l’Union, éprise d’un discours également monocausal qui favorise le fonctionnalisme néolibéral, n’a su défendre ni l’acquis communautaire, ni la méthode communautaire. Comme dans le cadre de la crise migratoire, l’interprétation des traités européens a été surdéterminée par les compromis intergouvernementaux. Dès lors, il ne paraît pas évident d’associer l’Union à une communauté de valeurs fondamentales ; ni de parler sincèrement d’autonomie de son système juridique par rapport au droit international public.

Par ailleurs, les deux juridictions européennes ne se sont donc pas érigées en véritables cours constitutionnelles aptes à promouvoir une véritable constitutionnalisation du droit européen.
Malgré les apparences d’exercice d’une fonction constitutionnelle, la Cour de Strasbourg reste évidemment un tribunal international, car « elle opère dans le contexte fragmenté et moins développé du droit international, sur la base de doctrines comme la subsidiarité et la marge d’appréciation, et ses arrêts sont en principe déclaratoires et non directement exécutoires en droit interne, avec pour effet que leur transformation est moins systématique que l’exécution des arrêts nationaux » (L. Wildhaber). Ainsi, la Convention européenne des droits de l’homme reste un catalogue elliptique de droits fondamentaux, lequel, malgré son interprétation dynamique par la Cour européenne des droits de l’homme, manque de caractère constitutionnel, notamment à cause du discours monocausal et individualiste de cette dernière et de l’absence de référence à un système d’organisation concret des pouvoirs publiques, ce qui rend la notion de « société démocratique » ambigüe, tributaire du « consensus » changeant entre les États contractants.

De l’autre côté, la Cour de justice de l’Union européenne, a pour longtemps revendiqué le rôle de juge constitutionnel. Or, sa jurisprudence sur les crises économique et migratoire évoque plutôt sa difficulté à jouer le rôle d’une véritable cour constitutionnelle qui, tout en cédant au pouvoir politique l’initiative de gérer ces crises et en admettant l’adaptation temporaire de l’Union aux exigences de la conjoncture économique, aurait su encadrer sans retard les choix politiques.

Il en résulte que, nonobstant le fait qu’ils n’encouragent pas la perspective de synthèse de la démocratie libérale avec la démocratie sociale, les deux instruments fondamentaux du droit européen, à savoir la Convention européenne des droits de l’homme et les traités européens, sont, eux aussi, trop souples pour pouvoir si ce n’est qu’encadrer, d’un côté, les excès de l’individualisme et du néolibéralisme et, de l’autre, les réactions asymétriques des États européens à leur égard. Cela résume la constitutionnalisation imparfaite du droit européen qui, en combinaison avec la déconstitutionnalisation du droit national, semble ne pas pouvoir facilement assurer la perspective d’un pluralisme constitutionnel ordonné.

III. Les pas suspendus du pluralisme constitutionnel

Malgré leurs défauts, les doctrines du pluralisme juridique et du constitutionnalisme multi-niveaux, en mettant en avant l’esprit consensuel, sont encore admises comme le moyen le plus adéquat pour faire face -et tenter de surpasser ou du moins masquer- les tensions que provoquent la déconstitutionnalisation du droit national et la constitutionnalisation imparfaite du droit européen et donc garder ouverte la perspective de la coexistence, voire de l’harmonisation, souhaitée des ordres juridiques européens et nationaux.

Certes, aux « temps constitutionnellement perplexes » suivis l’échec du projet de traité constitutionnel, les doctrines susmentionnées semblaient sans doute opérationnelles. Comme les rapports entre les droits nationaux, le droit de l’Union, la Convention européenne des droits de l’homme et le droit international public devenaient de plus en plus complexes, quoi de plus optimiste que de faire prévaloir la croyance à des valeurs communes, à la protection homogène des droits de l’homme et à la capacité d’éviter les conflits par le dialogue, celui entre les juges européens et les juges nationaux. Et, du point de vue théorique, comme la représentation du droit par la pyramide kelsénienne manquait désormais de force explicative, quoi de plus commode que d’essayer de surpasser la dichotomie entre monisme et dualisme en invoquant l’idée de l’aménagement des rapports entre les différents ordres juridiques et corroborer cette doctrine de pluralisme juridique par le recours aux concepts du droit souple, du droit flexible ou du droit liquide, ainsi qu’à la théorie du droit en réseau.

Or, même si elle a sans doute aidé à mieux décrire, voire appréhender, quelques nouveaux phénomènes juridiques, l’adoption de ces instruments conceptuels ne pouvait pas prédire que le pluralisme constitutionnel européen assurerait effectivement un nouvel ordonnancement juridique, un « pluralisme ordonné ». L’équilibre fragile entre la primauté des soi-disant objectifs constitutionnels de l’Union et la ténacité des limites constitutionnelles des États-membres ne pourrait sans doute conduire qu’à un aménagement précaire des rapports des ordres juridiques européens et nationaux. On craignait, à juste titre, qu’en Europe le pluralisme constitutionnel ne serait qu’une version de monisme déguisé fonctionnant au seul profit de ceux qui détiennent le pouvoir politique, qu’il mettrait en danger l’État de droit et, en tout état de cause, qu’il deviendrait extrêmement complexe, flou et difficilement viable.

À la suite de la pérennisation des crises financière et migratoire, la confirmation de ces craintes semble probable, du moment où l’on a désormais pris conscience que « [n]ous ne vivons pas dans un monde constitutionnel pacifié ». Il a été compris que, dans une période de croissance économique, on pouvait facilement distinguer les aspects positifs de la primauté des soi-disant objectifs constitutionnels de l’Union. Ces objectifs étaient compatibles avec l’aspect libéral des ordres juridiques nationaux tempéré par la résistance de leurs limites constitutionnelles assurant une prestation suffisante de services d’utilité commune. En revanche, en temps de crise, la primauté des objectifs constitutionnels de l’Union n’a fait que renforcer le déficit social existant tant dans l’ordre juridique de l’Union que dans les ordres juridiques nationaux. De même, tandis qu’en période de croissance économique, la dynamique de l’idéal de l’intégration européenne couvrait le déficit démocratique de l’Union et la crise de la souveraineté des États-membres, en temps de crise, les rythmes des marchés financiers se sont substitués, dans une large mesure, tant aux normes juridiques qu’à l’activité politique, ce qui a entraîné un manque des sentiments fondamentaux de sécurité et de solidarité et le repli national. Ainsi, très souvent, sous le drapeau du pluralisme constitutionnel, les différents « faiseurs du systèmes » et surtout les juges, au lieu de solliciter sincèrement l’apaisement et la conciliation, continuent à combattre pour défendre leur cause et déconstruire la cause de ceux qui proviennent d’un autre ordre juridique. Les juges européens comme les juges nationaux tous invoquent toutes sortes de méthode interprétative pour arriver à donner aux énoncés normatifs des significations inattendues et aléatoires. Or, paradoxalement, ils développent la même pratique lorsqu’ils visent sincèrement à éviter les conflits entres les ordres juridiques impliqués et trouver un certain compromis. En effet, appelés à gérer les rapports entre ces ordres et à se mesurer avec la complexité incontournable et la liquidité étendue de ces rapports, les juges, privés de procédures et de critères formels, essaient d’éviter –voire de faire semblant d’éviter– à tout prix les conflits, en utilisant des méthodes et techniques interprétatives variables et en recherchant avec empirisme l’intégration de leurs jugements dans tous les ordres juridiques impliqués. Il en résulte ainsi généralement un pluralisme interprétatif, dont découle une perte de confiance dans la normativité et dans la signification des textes juridiques appliqués, ce qui ne sert guère ni l’aménagement systématique des rapports entre les ordres juridiques ni la sécurité juridique.

Malgré le credo dominant, il serait vraiment naïf de croire qu’un problème politique de première importance comme celui que pose l’intégration européenne défectueuse pourrait être résolu par le dialogue des juges. Les juges nationaux et européens sont appelés à créer une « méta-constitution » qui harmonisera toutes les normes fondamentales mises en réseau, c’est-à-dire d’exercer une fonction constituante, alors qu’une telle fonction dépasse largement aussi bien leur légitimité que leur capacités objectives et subjectives. C’est pourquoi, le pluralisme constitutionnel européen évolue plutôt comme un « pluralisme désordonné », dont les pas suspendus, hésitants, au lieu de juguler le phénomène de déréglementation constitutionnelle, le reproduisent. Avant tout, la complexité du pluralisme constitutionnel met en cause sa complétude et sa cohérence, c’est-à-dire les deux propriétés qui conditionnent la qualification de système de n’importe quel aménagement des ordres juridiques européens et nationaux. Au lieu d’un tel aménagement, les traits du pluralisme constitutionnel européen promeuvent une dilution des ordres juridiques, dans le cadre duquel le droit se trouve en négociation continue, à la merci du dialogue vivant des juges qui évolue d’une façon dissymétrique et imprévisible.

Conclusions

La déréglementation constitutionnelle pose le constitutionnalisme européen devant un trilemme assimilable à celui de Dani Rodrik. Il semble donc exister une incompatibilité entre les trois objectifs suivants : (1) la constitutionnalisation du droit européen (2), la survivance des ordres constitutionnels nationaux et (3) la sauvegarde de la démocratie, cette dernière prise dans le sens optimum de la coexistence de la démocratie politique et de la démocratie sociale. Promouvoir une constitutionnalisation parfaite du droit européen tout en respectant la démocratie, c’est-à-dire créer un État européen fédéral, présuppose la perte de la souveraineté des États-membres. Défendre la souveraineté étatique et la démocratie ne permet pas la constitutionnalisation parfaite de l’Europe. Défendre la souveraineté étatique et l’intégration européenne met en cause la démocratie. En même temps, rester en plein milieu constitue un exercice d’équilibre bien risqué, ce qu’a d’ailleurs démontré l’analyse des pas hésitants du pluralisme constitutionnel européen.

Alors qu’à première vue la correction de la déréglementation constitutionnelle pourrait logiquement être recherchée à travers deux mouvements opposés, le souverainisme ou le fédéralisme, qui, d’ailleurs, bénéficient encore de plusieurs adeptes, l’expérience des événements de ces dernières années dévoile que ces mouvements ne sont pas facilement réalisables. En tout cas, aucune autre résolution plus ou moins nette du trilemme ne l’est pas non plus. Alors que l’Union européenne fait plutôt marche arrière et que la souveraineté étatique semble être le pôle vers lequel nombreux pays sont le plus attirés, lorsqu’un État-membre montre des appétences de sortie de la zone Euro ou de l’Union, une certaine force semble le rappeler « à l’ordre » (Grèce 2015, Brexit). De même, ne pas sortir de la zone Euro ou de l’Union tout en défendant sa souveraineté étatique ne signifie guère qu’on fasse pleinement partie de l’équipe (Grèce, Hongrie, Pologne). Les phénomènes d’exclusion au sein de l’Union n’empêchent pas les élites de continuer à défendre l’illusion de la compatibilité entre l’intégration européenne et la souveraineté étatique, les tensions se reproduisent, comme récemment avec l’Italie, et, ainsi, un cercle vicieux proprement dit est consolidé. Ce cercle vicieux crée par défaut un compromis tacite au profit du modèle du pluralisme constitutionnel, c’est-à-dire au profit de la continuation de la déréglementation constitutionnelle. L’Europe est appelée à apprendre à vivre sans normes fondamentales concrètes ou, du moins, avec le risque que les normes fondamentales aient une fonction réduite. Il convient de rechercher les raisons de ce phénomène non seulement dans la peur du précipice qui se présente aujourd’hui comme le principal ciment de l’Europe, mais aussi et surtout dans les données institutionnelles, dans les rapports de force et dans les intérêts sous-jacents à la continuation de la déréglementation juridictionnelle.

L’État-nation reste encore le centre de gravité de l’ordre constitutionnel, le principal garant de la démocratie politique et des droits fondamentaux. Ce sont même les gouvernements des États-membres qui ont intérêt à nourrir la conviction de la fin de leur souveraineté, en vue de se décharger, devant leurs peuples, de la responsabilité politique des choix qu’ils font. Or, il ne faut pas sous-estimer l’affaiblissement significatif des forces constitutionnelles de l’État-nation. Si, malgré les apparences, la globalisation économique ne constitue pas un choix irréversible, la réversibilité de certaines conséquences de la globalisation technologique semble particulièrement difficile, puisqu’elles ont profondément changé les mentalités et les comportements de la quasi-totalité des populations, aussi bien de ceux qui font usage de leur droit de circulation que des sédentaires. En effet, les migrants au sens large du terme semblent constituer les nouveaux protagonistes de l’Histoire. Il ne s’agit pas seulement de ceux qui sont obligés de migrer pour des raisons économiques ou politiques et, en arrivant massivement dans un autre pays, se mettent en face des nationaux. Il s’agit aussi et surtout des migrants virtuels, des nationaux eux-mêmes, des citoyens de tout État qui ont été politiquement socialisés sur la base de l’individualisme dominant et peuvent, le cas échéant, décider volontairement de changer de pays au lieu d’essayer de changer de gouvernement. Il s’agit également de ceux qui, sans changer de pays, surfent quotidiennement sur internet, en faisant ainsi partie d’espaces de socialisation et d’entités politiques multiples. En effet, il s’agit d’une société d’individus fluide, insaisissable ou du moins difficilement saisissable par la puissance de l’État.

Cela étant, le fait que tout courant fédéraliste ou universaliste radical sollicitant une constitutionnalisation parfaite européenne ou mondiale reste à la fois impuissant et contesté, ne signifie pas qu’une réhabilitation constitutionnelle de l’État-nation soit facilement réalisable. Rester donc dans la position d’équilibre incertain que fait naître le pluralisme constitutionnel en reproduisant la déréglementation constitutionnelle pourrait être justifié comme étant la seule possibilité réelle, d’autant plus qu’une telle attitude favorise la diffusion de la responsabilité politique des gouvernants des États-nations, la promotion des projets néolibéraux dominants et les agissements quasiment incontrôlés des spéculateurs financiers hyperpuissants.

Certes, aussi longtemps qu’on reste enfermé dans cet équilibre risqué que crée le pluralisme constitutionnel, il convient d’épuiser toutes les marges possibles pour défendre l’acquis du constitutionnalisme moderne, à savoir l’objectif de la symbiose de la démocratie politique avec la démocratie sociale, tant au niveau de l’ordre juridique national qu’au niveau européen. Notamment en ce qui concerne le processus d’intégration européenne, qu’on doit toujours prendre au sérieux, on doit faire tout pour que l’Union accède à une constitutionnalisation démocratique proprement dite. L’Europe a besoin d’une constitutionnalisation réelle et effective, c’est-à-dire institutionnalisée, qui garantirait que les politiques européennes ne sont pas dictées par les règles « naturelles et inaliénables » des marchés, mais déduites d’un débat public pluraliste, dans et par l’antagonisme des projets politiques différents.

Toutefois, il faut bien admettre que, notamment dans les circonstances actuelles, le dépassement de la déréglementation constitutionnelle vers une constitutionnalisation démocratique de l’Union ne peut pas être considéré comme une issue prédéterminée. Si l’on n’arrive donc pas à sortir de cet équilibre risqué qui reproduit la déréglementation constitutionnelle, quelle pourrait être la perspective du constitutionnalisme en Europe ? Toute tentative de répondre à cette question ne doit et ne peut relever d’une prévision ou d’une prédiction. Elle n’est qu’une réflexion. Et la réflexion n’est pas toujours optimiste. La pérennisation de la déréglementation constitutionnelle risque de faire resurgir une série d’attributs qui ont dominé avant l’apparition de l’État moderne et qui sont étrangers, voire hostiles, aux qualités de l’État de droit libéral et social connues dans l’ère du constitutionnalisme moderne. Ce sont les attributs de la féodalité, voire du féodalisme, qui a régné notamment après la mort de Charlemagne, du soi-disant « père de l’Europe » unifié. D’ailleurs, « La réalité médiévale n’était pas si différente de la nôtre ».

La déréglementation constitutionnelle en Europe

Introduction

Dans l’ère du constitutionalisme moderne, surtout après la Seconde Guerre mondiale, le droit public en Europe a été imprégné de l’idée de l’État de droit intimement liée au pluralisme politique et à l’idée de la normativité de la Constitution dans les ordres juridiques nationaux. La démocratie pluraliste a exigé et, en même temps rendu possible, que la Constitution assure la résolution des conflits fondamentaux de la société à travers le droit. Par ailleurs, dans la plupart des sociétés européennes de l’après-guerre, cet État de droit constitutionnel, principalement libéral, a été fortifié par un grand pacte social qui a fait émerger l’idée de l’État de droit social. Ceci étant, le formalisme qui caractérise la modernité juridique a été combiné avec un objectif fondamental matériel, à savoir la symbiose de la démocratie politique avec la démocratie sociale, symbiose qu’un éminent constitutionnaliste grec, Aristovoulos Manessis, avait, à juste titre, qualifiée de « perspective historique optimiste et de bon augure » tant pour l’espace national que pour l’espace européen.

Or, cette perspective n’a pas convaincu tout le monde. En revendiquant la seule vérité du droit, l’interprétation ultralibérale de la Constitution a préconisé l’affaiblissement normatif de ses dispositions qui n’étaient pas compatibles avec cette interprétation. Les failles ainsi apportées dans le formalisme et le pluralisme politique ont été renforcées par le recul de la force contraignante de la Constitution à l’égard de l’européanisation et de l’internationalisation du droit national. Celles-ci, apparues également après la Seconde Guerre mondiale et accélérées les dernières décennies, ont mis en question le rôle de l’État-nation comme centre de gravité de l’ordre constitutionnel et ont fait resurgir le dogme d’un nouveau droit naturel, d’abord appuyé sur une conception unique de la protection des droits de l’homme et ensuite réaffirmé par la soi-disant économie naturelle des marchés. Par ailleurs, plus récemment, la crise économique et financière a favorisé un décisionnisme occasionnel qui a non seulement renforcé davantage les failles dans le formalisme et le pluralisme politique, mais aussi a fortement mis en question l’idée de l’État de droit social. Cette crise a ainsi affecté le modèle du constitutionnalisme moderne beaucoup plus que les graves crises provoquées par le terrorisme et le flux migratoire. La gestion de ces dernières, tout en défendant le rôle prépondérant de l’État-nation, a principalement révivifié, aussi bien en droit national qu’en droit européen, la tension persistante, à l’intérieur de l’État libéral de droit, entre la sécurité et la liberté. En revanche, la gestion de la crise économique et financière, tout en mettant à l’écart l’État-nation, a poussé à l’extrême la remise en cause de l’objectif fondamental de son modèle constitutionnel, à savoir la fusion de la démocratie politique avec la démocratie sociale.

Plus précisément, après 1989, au fur et à mesure que d’une part la mondialisation semblait abattre les derniers bastions du dogme de la souveraineté étatique, l’incontournable droit public a su être revivifié à travers son européanisation. L’apparition d’une série de nouveaux concepts, principes et constructions jurisprudentielles suggérait que le droit de l’Union européenne, comme, d’ailleurs, la Convention européenne des droits de l’homme, constituait un champ de référence démocratique auquel les autorités nationales et, surtout, les juges nationaux se voyaient désormais tenus d’intégrer leurs choix interprétatifs, en adoptant de nouvelles approches du droit national et en recherchant des sources de légitimation plus actuelles.

L’européanisation du droit public a été mythifiée, du fait surtout d’une conception unique, voire universelle de la protection des droits fondamentaux. Cette mythification a été tellement forte qu’elle a pu couvrir le fait que, en bouleversant l’équilibre institutionnel entre les organes étatiques, le droit européen devenait peu à peu facteur de déstabilisation de la structure constitutionnelle des États nationaux. Car, la Constitution « s’en allait » sans être remplacée par une nouvelle structure cohérente et solide, capable d’intégrer efficacement toutes les règles fondamentales, nationales ou européennes qui cohabitaient désormais dans l’ordre juridique de chaque État. Ainsi, en 2010, la crise de la dette souveraine dans la zone Euro, qui a succédé à la crise économique mondiale de 2008, a trouvé le droit public flottant dans l’empirisme et la perplexité du soi-disant pluralisme constitutionnel.

Cette crise a déstabilisé les différents ordres juridiques concernés. Incapables donc de traiter la crise de la dette souveraine, les droits nationaux, européen et international ont été concurrencés, voire dépassés, par d’autres normes non juridiques, telles les évaluations émanant des agences de notation financière. Toutefois, devant cette crise de la dette souveraine, ni le droit ni d’ailleurs l’Etat-nation n’ont disparu. La gestion principalement intergouvernementale de la crise au sein de la zone Euro a montré que, même dans l’ère post westphalienne, les États-nations –du moins les États-créanciers – bien que substantiellement transformés, restent les auteurs principaux du droit; mais, d’un droit différent. Car la crise a modifié le droit en accentuant à l’extrême le phénomène de darwinisme normatif qui préconise la fin de certaines règles ou institutions juridiques, considérées désormais inaptes à s’adapter à l’évolution de l’économie mondiale.

À cet égard, les États-membres de l’Union, surtout les États-débiteurs, ont connu une réduction supplémentaire des fonctions essentielles de leurs règles constitutionnelles principalement à travers les restrictions imposées non seulement aux droits fondamentaux mais aussi au pluralisme politique lui-même.

Quant à l’Union elle-même, après avoir échoué à se doter d’une constitution formelle proprement dite, elle est devenue un laboratoire mondial de fabrication des outils juridiques conçus dans le but de remédier à l’insolvabilité des États-membres, sans avoir su défendre ni l’acquis communautaire ni la méthode communautaire. Il y a eu une réduction de la vision de la constitutionnalisation de l’Union à une architecture intergouvernementale d’assistance et de supervision des États-membres. Bien que cette architecture se situe en dehors du champ d’application des traités, elle implique le partenariat des organes de l’Union qui débouche sur des actes hybrides dont la nature juridique n’est pas du tout claire. Ce manque de clarté a aggravé le sentiment de dépossession des citoyens de l’Union, notamment des ressortissants des États-membres-débiteurs, qui se sont sentis de plus en plus pris au piège. La nouvelle structure mise en place, tout en étant incapable de limiter son déficit démocratique, creuse constamment ses déficits économique et social, sans offrir aux citoyens les garanties fiables d’une protection juridictionnelle efficace. En même temps, les États-membres semblent de plus en plus considérer les valeurs communes de l’Union moins comme une source d’inspiration et de perspective de coopération que comme la base d’un mécanisme répressif. En outre, l’idée de solidarité déjà déformée par l’« aléa moral » dans le cadre des mécanismes de la nouvelle gouvernance économique européenne, semble être plus clairement mise à l’écart dans le cadre de la nouvelle crise existentielle de l’Union que constitue la crise migratoire.

Dès lors, l’Union devient de moins en moins convaincante, de moins en moins séduisante. Au vu de la crise humanitaire liée avec les flux de réfugiés et de migrants, des attaques terroristes répétitives, du renforcement des groupes politiques d’extrême droite ou même néonazis et de l’embarras qui caractérise les négociations sur le Brexit, plus que la prospérité c’est plutôt la peur pour la démocratie, voire pour la paix, qui semble constituer actuellement le lien cohésif le plus fort de l’Union. Certes, les plus cyniques des analystes essaient de couvrir leur perplexité en recourant, avec un certain malin plaisir, à l’assimilation ambigüe de l’Union avec l’Hotel California : «you can check out any time you like, but you can never leave»! Or, il ne faut pas perdre de vue que, comme l’a souligné Don Henley qui a chanté ces célèbres paroles, «l’hôtel lui-même pourrait être considéré comme une métaphore de la création du mythe qu’est le rêve américain, parce que c’est une fine ligne de démarcation entre le rêve américain et le cauchemar américain». À l’instar donc de l’Hotel California, il se peut que l’Union joue avec la mise en cause de ce qui a été toujours présenté comme la pierre angulaire de son institution imaginaire, à savoir le rêve d’une unification paisible et démocratique de l’Europe.

On constate en effet l’évolution d’un phénomène de déréglementation constitutionnelle d’une manière plus apparente et intense surtout au sein des États-débiteurs. Ce phénomène montre la progression d’un amollissement normatif non seulement de la Constitution nationale mais de toutes les normes fondamentales, nationales ou européennes qui coexistent au sein de l’ordre juridique national. Il s’agit d’un mouvement qui s’inscrit dans la dynamique d’un changement de paradigme. Il semble qu’on abandonne le paradigme d’une Constitution dotée d’une force normative incontestable dominant la hiérarchie des normes au sein de chaque ordre juridique national et assurant la résolution de tout conflit en toute sûreté juridique. On se dirige vers une sécurité juridique flexible établie par un réseau instauré entre plusieurs normes fondamentales souples (soft constitutions) s’appliquant dans les différents ordres juridiques, nationaux et européens, et dont l’objectif principal serait d’éviter les conflits entre ces derniers.

Ce phénomène de déréglementation constitutionnelle pourrait être interprété comme une déchéance des constitutions nationales. Ce ne serait pas la première fois. À plusieurs reprises dans l’Ηistoire, des transformations révolutionnaires des constitutions, ainsi que de longues périodes de sursis des dispositions constitutionnelles ou de divers états d’exceptions récurrents qui devenaient quasi permanents, ont affaibli la conscience constitutionnelle des autorités étatiques comme celle des peuples, qui ont souvent opté plutôt pour la réussite d’un objectif politique plus ou moins lié au salut commun qu’au respect de la norme constitutionnelle. Or, il paraît cette fois que le phénomène de déréglementation constitutionnelle dénote une déchéance particulière des règles fondamentales tant du point de vue qualitatif que du point de vue quantitatif. D’une part, « la crise de la capacité régulatrice de la Constitution » apparaît à la suite d’une période dominée par le sentiment qu’une démocratie constitutionnelle durable avait été établie. On pensait que la Constitution nationale était irrévocablement devenue la forme et le langage de l’activité politique légitime, grâce notamment à la consolidation de la justice constitutionnelle et au rattachement des croyances collectives moins sur les valeurs et figures politiques que sur la morale ou sur la raison éthique. D’autre part, le phénomène de déréglementation constitutionnelle ne se limite pas seulement aux constitutions nationales, mais concerne toutes les autres règles fondamentales, européennes ou internationales qui seraient en train d’être constitutionnalisées. Il serait même lié à une certaine démystification de la perspective d’une intégration supranationale et internationale à travers le modèle du pluralisme constitutionnel.

Sur la base de ces observations préliminaires, une approche dialectique du phénomène de déréglementation constitutionnelle pourrait être, en effet, entamée à partir de l’analyse de la déconstitutionnalisation du droit national, sur la base du paradigme de l’ordre juridique grec (I), pour aborder, ensuite, successivement, la constitutionnalisation imparfaite du droit européen (II) et les pas suspendus du pluralisme constitutionnel (III).

Ι. La déconstitutionnalisation du droit national

D’après sa lettre, la Constitution de 1975 constitue le paradigme d’une constitution nationale dotée d’une force normative incontestable et faisant preuve d’un pluralisme institutionnel qui vise la symbiose entre la démocratie politique et la démocratie sociale. Toutefois, la constitutionnalisation réelle de ce pluralisme institutionnel n’a pas été unanimement acceptée. Elle a connu le refus, voire le mépris, d’une grande partie de la doctrine, des pratiques législatives et administratives, ainsi que de la jurisprudence. La normativité de certaines obligations fondamentales énoncées dans la Constitution a été remise en cause, la justiciabilité des droits sociaux a été affaiblie et la valeur juridique d’une série de dispositions constitutionnelles –telles certaines dispositions mettant en exergue des spécificités de l’ordre constitutionnel national– a été neutralisée au motif qu’il s’agissait d’« accidents verbaux », de dispositions qui reflétaient simplement « des faits statistiques et historiques » ou encore de déclarations non « exemptes d’une certaine rhétorique solennelle ».

Cet amollissement normatif d’une partie importante de la Constitution grecque de 1975 est dû à plusieurs facteurs qui ne sont pas toujours susceptibles d’être attachés à des approches dogmatiques cohérentes et tiennent plutôt à l’existence, avec leurs traditions et leur moralité propre, de différents interprètes de la Constitution, officiels ou officieux. Parmi ces facteurs on pourrait notamment distinguer, d’abord, la disparition ou l’affaiblissement progressifs de certains sujets politiques et sociaux (partis politiques, groupements économiques et sociaux, syndicats etc.) qui avaient été les protagonistes de la période constituante ; ensuite, la difficulté générale à atteindre un certain consensus suffisamment stable sur les questions fondamentales, ce qui sape a priori l’observation des règles constitutionnelles ; en outre, la mauvaise qualité du débat politique, dans le cadre duquel on opte systématiquement pour l’instrumentalisation de la Constitution nationale en érigeant l’inconstitutionnalité en argument d’opposition ; enfin, la relative facilité par laquelle derrière n’importe quelle interprétation constitutionnelle se profile, comme évidente, l’intention de réviser tacitement les règles constitutionnelles avec lesquelles l’interprète n’est pas d’accord. Ceci explique sans doute pourquoi une partie de la doctrine est séduite par la représentation de la Constitution comme un mécanisme qui, selon l’expression de A. Svolos, ne fait que « canaliser » le flux de la matière sociale et évolue, avec elle, comme un être « vivant ». Or, si l’on recherchait un facteur dogmatiquement plus cohérent de la dévaluation normative de la Constitution de 1975, on pourrait sans doute l’identifier à la prévalence progressive d’une doctrine ultralibérale selon laquelle la Constitution nationale doit être interprétée de manière à limiter au maximum le pouvoir étatique et à donner aux libertés la plus grande extension possible.

La doctrine ultralibérale a été renforcée par la surdétermination de la Constitution nationale par le droit européen. Dans le cadre de cette surdétermination, le principe de primauté du droit de l’Union même à l’égard des règles constitutionnelles nationales a été progressivement acceptée par les juges nationaux eux-mêmes, le contrôle de constitutionnalité des lois a été largement concurrencé par le contrôle de conventionnalité des lois, l’équilibre institutionnel entre les fonctions étatiques a été bouleversé de sorte que le juge national ait doté d’un rôle premier au détriment du législateur national qui s’est contenté d’un rôle secondaire, la logique concurrentielle du marché l’a progressivement emporté sur le pluralisme économique consacré par le texte constitutionnel grec et l’institution des autorités régulatrices indépendantes a dissocié des structures étatiques traditionnelles l’encadrement de l’activité économique et la protection des droits fondamentaux. Ainsi, malgré son apport incontestable au renforcement effectif de la protection des valeurs libérales, telles l’autonomie personnelle, la tolérance et la liberté économique, la doctrine ultralibérale confirmée par l’européanisation du droit a conduit à une certaine déconstruction de l’ordre constitutionnel national, en promouvant la conception d’une démocratie qui s’éloigne du peuple et se développe sur le plan d’un marché économique et d’une communauté de valeurs qui ne présupposent pas l’État, en réduisant le droit aux droits subjectifs, en mettant à l’écart les devoirs fondamentaux, en adoptant une approche individualiste même pour les droits sociaux et en substituant l’individu au citoyen.

La déconstruction constitutionnelle s’est érigée en véritable déconstitutionnalisation du droit national à cause surtout de la crise de la dette souveraine ayant touché l’État grec. Cette crise a renforcé à l’extrême les effets dérégulateurs du néolibéralisme et a proportionnellement diminué la résistance des particularités déjà disqualifiées du droit constitutionnel national. On y a constaté un recul constant du pluralisme politique et du principe électif. Les élections législatives se sont retrouvées autant dénaturées que discréditées. Le parlement a été marginalisé, les gouvernements qui au moment de la crise ont multiplié le recours aux délégations législatives ou même à l’édiction des actes à contenu législatif, et ont ainsi transformé la situation d’exception en situation normale. L’équilibre des pouvoirs étatiques a été davantage bouleversé. Les pouvoirs et les contre-pouvoirs traditionnels ont été discrédités. Des pouvoirs et contre-pouvoirs nouveaux ont été apoparus. Si le réseau des banques centrales européennes a pris le rôle du principal contre-pouvoir à l’égard du gouvernement national, l’organisation du référendum susmentionné en Grèce, le 5 juillet 2015, comme d’ailleurs, dans une grande mesure, celui au Royaume Uni, le 23 juin 2016, a été utilisée comme un moyen ultime pour concurrencer le pouvoir des autorités de l’Union. Par ailleurs, la surveillance, établie par leurs créanciers et en ce qui concerne l’Union au moyen d’instruments nouveaux tel le pacte budgétaire européen, a poussé les États-débiteurs à restreindre systématiquement les droits constitutionnels, notamment les droits sociaux, tout en réduisant considérablement les garanties acquises de leur protection juridictionnelle.

Dès lors, le droit constitutionnel national a été désordonné et une crise générale, voire systémique, a touché non seulement la force obligatoire des dispositions constitutionnelles nationales qui conditionne la densité de leur normativité, mais aussi la relative certitude à propos de leur signification qui, elle, conditionne l’effet utile de leur interprétation. La doctrine ultralibérale et la surdétermination du droit grec par le droit européen avaient déjà favorisé une interprétation dynamique de la Constitution. Dans le cadre du pluralisme constitutionnel, l’interprétation constitutionnelle avait été davantage déformalisée et devenue excessivement pragmatique, voire imprévisible tributaire toujours du large pouvoir discrétionnaire que possède le juge national. Un pluralisme interprétatif avait été apparu, dans le sens de la pluralité accrue, variable et excessivement complexifiée de méthodes et techniques d’interprétation. Ce pluralisme interprétatif a dépassé le relativisme interprétatif inhérent à toute Constitution et constitué un symptôme de déconstitutionnalisation de l’ordre juridique national, un symptôme qui a été aggravé lors de la crise de la dette souveraine. L’interprétation du droit a très vite passé outre les méthodes logico-formelles classiques pour acquérir un caractère holistique. Par ailleurs, la crise économique a favorisé la progression d’une interprétation conséquentialiste, tantôt avouée tantôt tacite, mettant l’accent sur les conséquences financières, politiques et sociales des arrêts juridictionnels. Sur ce plan, on mis en œuvre des interprétations systématiques et téléologiques enchevêtrées dénotant un renversement aléatoire et récurrent de la hiérarchie des normes. Ainsi, alors que la primauté de la Constitution avait imposé l’interprétation classique des lois conformément à la Constitution, dans le contexte de la crise financière cette interprétation est contrebalancée par une certaine interprétation conforme à rebours, à savoir l’interprétation de la Constitution conformément aux lois entérinant les compromis des autorités nationales avec les créanciers du Pays. De l’autre côté, alors que l’européanisation du droit national avait obligé à interpréter celui-ci conformément au droit de l’Union ou de manière favorable à l’égard de la Convention européenne des droits de l’homme, dans le contexte de la crise financière cette obligation est aussi contrebalancée par une autre interprétation conforme à rebours, cette fois par l’interprétation du droit de l’Union ou des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme conformément au droit national. Les limites entre activisme et autolimitation du juge ont été brouillées ; les jugements juridictionnels se sont adaptés, parfois inconditionnellement, aux compromis ou aux réactions politiques variables. Devant toutes les vicissitudes interprétatives susmentionnées, les critères pour qualifier une interprétation de bonne ou mauvaise se sont relativisés plus que dans l’ordre normal des choses, ce qui a débouché sur le symptôme le plus grave de la déconstitutionnalisation du droit national : croire que toute interprétation constitutionnelle est défendable. Ainsi, la Constitution nationale est devenue une constitution souple (soft constitution) prête à s’adapter à toute externalité dominante ou occasionnelle, juridique, économique, politique, culturelle ou morale. Elle est même transformée en une source d’insécurité juridique.

II. La constitutionnalisation imparfaite du droit européen

La déconstruction du droit national a créé l’impression, voire l’attente, d’une constitutionnalisation de deux composants du droit européen, la Convention européenne des droits de l’homme et le droit communautaire désormais droit de l’Union. L’imaginaire constitutionnel du droit européen a voulu dissocier le phénomène constitutionnel de l’existence d’une souveraineté étatique -interne ou externe- incontestable, de détacher l’État du droit de l’État et aussi de mettre en avant la morale et la protection des droits de l’homme. Enfin, la constitutionnalisation du droit européen a été toujours conditionnée le développement de son autonomie par rapport au droit international public.

Toutefois, quel que soit le point de vue où l’on se place, la conclusion qui se dégage est que le processus de constitutionnalisation du droit européen semble encore inachevé. Bien qu’elles revendiquent le contrôle de la fondamentalité des normes appliquées dans les ordres juridiques nationaux et que cette revendication soit légitimée dans une grande mesure même par les autorités nationales, ni la Convention européenne des droits de l’homme ni le droit de l’Union n’ont su assurer une structure cohérente, capable de combler la lacune créée par la déconstitutionnalisation du droit national.

De leur côté, les communautés européennes ont constitué une alliance économique qui a préféré s’élargir plutôt que se renforcer. Certes, grâce au fonctionnalisme intense nourri par l’idéal du processus d’unification européenne, ces dernières ont développé une telle dynamique institutionnelle qu’elles ont failli accomplir la constitutionnalisation formelle d’une nouvelle entité supra-étatique par le Traité établissant une Constitution pour l’Europe. Or, le fait que l’Union manque de pouvoir politique de dernière instance et que les Etats membres qui peuvent même se retirer de l’Union détiennent toujours leur souveraineté ne permet aucune émancipation constitutionnelle du processus d’unification européenne. D’ailleurs, il paraît que, à la suite notamment des crises financière et migratoire, la nouvelle gouvernance de l’Union, après avoir imposé un monétarisme radical, se contente finalement, elle-aussi, d’une fonction principalement défensive, celle de surveiller avant tout à ce que les États-membres ne s’écartent pas des règles de discipline budgétaires ni des valeurs assimilables à celles prônées par la Convention européenne des droits de l’homme. Ainsi, le droit européen a des difficultés à réussir les différents tests de constitutionalisation proposés par la doctrine. Aussi bien la normativité que l’interprétation de ses textes fondamentaux restent indécises. Le constitutionalisme « sans État » et « sans Constitution » n’a pas non plus donné une communauté ordonnée de valeurs fondamentales qui pourrait au moins éventuellement garantir une constitutionnalisation matérielle. D’autant plus que le droit européen est toujours resté tributaire de la logique intergouvernementale. En tout état de cause, aucun de ses deux composants, ni la Convention européenne des droits de l’homme ni le droit de l’Union européenne, n’a su satisfaire aux deux prémisses minimales du processus de constitutionnalisation, à savoir, d’une part, l’existence d’un texte porteur de normes fondamentales et, d’autre part, l’existence d’un juge chargé de garantir la suprématie de ces normes par rapport aux autres normes juridiques de rang inférieur.

La Convention européenne des droits de l’homme « n’a pas pour objet de régir une société politique avec une compétence générale, mais […] elle est soumise au principe de spécialité et à des compétences d’attribution, aussi larges soient-elles, à savoir la protection des droits et libertés fondamentaux » (B. Mathieu). Sa fonction principalement défensive, née dans le contexte de la guerre froide, a fait de la Convention de Rome, avant tout, une source d’un discours monocausal et un instrument de police constitutionnelle internationale destiné à veiller à ce que les États du Conseil de l’Europe ne s’écartent pas des valeurs de la démocratie libérale. Or, comme à titre général les droits de l’homme à eux seuls semblent incapables de « constitutionnaliser le monde », un catalogue elliptique de tels droits, qui ne consacre expressément ni la liberté économique ni le droit à l’environnement ni les droits sociaux et dont l’épicentre est l’autonomie personnelle de l’individu, ne pourrait pas a fortiori faire l’exception. En Europe comme ailleurs, « le monde contemporain est bien trop complexe pour être régi par des monocausalités ». Ceci étant, il ne convient donc pas de qualifier la Convention européenne des droits de l’homme d’ordre constitutionnel proprement dit, quitte à vouloir donner au terme de constitutionnalisation une signification largement symbolique.

Quant à l’Union, vu son « étrange » nature juridique, il y a une série de considérations qui permettraient de conclure que son ordre juridique n’est pas un ordre juridique constitutionnel et que seuls les États-membres sont les acteurs du processus constitutionnel : d’une part l’absence de Constitution formelle et de véritable pouvoir législatif du Parlement européen, d’autre part l’absence de souveraineté propre dans la mesure où cet ordre juridique ne confère pas sa validité aux autres normes et ne peut pas s’auto-réformer, ainsi que l’absence d’une citoyenneté européenne autonome, voire d’un dèmos européen qui pourrait constituer une communauté politique homogène et donner la foi qui permet de légitimer un texte juridique en tant que Constitution, sans se borner principalement et conjoncturellement aux seuls citoyens nationaux qui exercent une activité économique en « circulant » au sein de l’Union. Certes, une série d’autres considérations permettraient sans doute d’accepter que « si l’Europe n’a pas encore de véritable ‘Constitution’, sa transformation en une société politique et en un ordre juridique doté de règles d’organisation, de fonctionnement et d’un système de valeurs communes en font incontestablement un objet de droit constitutionnel contemporain ». Autrement dit, on pourrait considérer qu’à travers ses traités l’Union est dotée d’une Constitution matérielle ou mieux qu’elle fait l’objet d’un processus de constitutionnalisation matérielle revendiquant du moins une partie de la souveraineté détenue encore par ses États-membres. Or, l’ordre juridique de l’Union a beau être présenté dans la jurisprudence de la Cour de justice comme un ordre constitutionnel autonome, il a vraiment du mal à réussir sa véritable constitutionnalisation. L’échec de sa constitutionnalisation formelle et la mise en avant des identités constitutionnelles nationales ont relativisé la dynamique du principe de sa primauté. En outre, ni la protection des droits de l’homme ni les autres valeurs dites communes n’ont pu constituer une nouvelle base solide de constitutionnalisation matérielle. Durant la crise de la dette souveraine dans la zone Euro, l’Union, éprise d’un discours également monocausal qui favorise le fonctionnalisme néolibéral, n’a su défendre ni l’acquis communautaire, ni la méthode communautaire. Comme dans le cadre de la crise migratoire, l’interprétation des traités européens a été surdéterminée par les compromis intergouvernementaux. Dès lors, il ne paraît pas évident d’associer l’Union à une communauté de valeurs fondamentales ; ni de parler sincèrement d’autonomie de son système juridique par rapport au droit international public.

Par ailleurs, les deux juridictions européennes ne se sont donc pas érigées en véritables cours constitutionnelles aptes à promouvoir une véritable constitutionnalisation du droit européen.
Malgré les apparences d’exercice d’une fonction constitutionnelle, la Cour de Strasbourg reste évidemment un tribunal international, car « elle opère dans le contexte fragmenté et moins développé du droit international, sur la base de doctrines comme la subsidiarité et la marge d’appréciation, et ses arrêts sont en principe déclaratoires et non directement exécutoires en droit interne, avec pour effet que leur transformation est moins systématique que l’exécution des arrêts nationaux » (L. Wildhaber). Ainsi, la Convention européenne des droits de l’homme reste un catalogue elliptique de droits fondamentaux, lequel, malgré son interprétation dynamique par la Cour européenne des droits de l’homme, manque de caractère constitutionnel, notamment à cause du discours monocausal et individualiste de cette dernière et de l’absence de référence à un système d’organisation concret des pouvoirs publiques, ce qui rend la notion de « société démocratique » ambigüe, tributaire du « consensus » changeant entre les États contractants.

De l’autre côté, la Cour de justice de l’Union européenne, a pour longtemps revendiqué le rôle de juge constitutionnel. Or, sa jurisprudence sur les crises économique et migratoire évoque plutôt sa difficulté à jouer le rôle d’une véritable cour constitutionnelle qui, tout en cédant au pouvoir politique l’initiative de gérer ces crises et en admettant l’adaptation temporaire de l’Union aux exigences de la conjoncture économique, aurait su encadrer sans retard les choix politiques.

Il en résulte que, nonobstant le fait qu’ils n’encouragent pas la perspective de synthèse de la démocratie libérale avec la démocratie sociale, les deux instruments fondamentaux du droit européen, à savoir la Convention européenne des droits de l’homme et les traités européens, sont, eux aussi, trop souples pour pouvoir si ce n’est qu’encadrer, d’un côté, les excès de l’individualisme et du néolibéralisme et, de l’autre, les réactions asymétriques des États européens à leur égard. Cela résume la constitutionnalisation imparfaite du droit européen qui, en combinaison avec la déconstitutionnalisation du droit national, semble ne pas pouvoir facilement assurer la perspective d’un pluralisme constitutionnel ordonné.

III. Les pas suspendus du pluralisme constitutionnel

Malgré leurs défauts, les doctrines du pluralisme juridique et du constitutionnalisme multi-niveaux, en mettant en avant l’esprit consensuel, sont encore admises comme le moyen le plus adéquat pour faire face -et tenter de surpasser ou du moins masquer- les tensions que provoquent la déconstitutionnalisation du droit national et la constitutionnalisation imparfaite du droit européen et donc garder ouverte la perspective de la coexistence, voire de l’harmonisation, souhaitée des ordres juridiques européens et nationaux.

Certes, aux « temps constitutionnellement perplexes » suivis l’échec du projet de traité constitutionnel, les doctrines susmentionnées semblaient sans doute opérationnelles. Comme les rapports entre les droits nationaux, le droit de l’Union, la Convention européenne des droits de l’homme et le droit international public devenaient de plus en plus complexes, quoi de plus optimiste que de faire prévaloir la croyance à des valeurs communes, à la protection homogène des droits de l’homme et à la capacité d’éviter les conflits par le dialogue, celui entre les juges européens et les juges nationaux. Et, du point de vue théorique, comme la représentation du droit par la pyramide kelsénienne manquait désormais de force explicative, quoi de plus commode que d’essayer de surpasser la dichotomie entre monisme et dualisme en invoquant l’idée de l’aménagement des rapports entre les différents ordres juridiques et corroborer cette doctrine de pluralisme juridique par le recours aux concepts du droit souple, du droit flexible ou du droit liquide, ainsi qu’à la théorie du droit en réseau.

Or, même si elle a sans doute aidé à mieux décrire, voire appréhender, quelques nouveaux phénomènes juridiques, l’adoption de ces instruments conceptuels ne pouvait pas prédire que le pluralisme constitutionnel européen assurerait effectivement un nouvel ordonnancement juridique, un « pluralisme ordonné ». L’équilibre fragile entre la primauté des soi-disant objectifs constitutionnels de l’Union et la ténacité des limites constitutionnelles des États-membres ne pourrait sans doute conduire qu’à un aménagement précaire des rapports des ordres juridiques européens et nationaux. On craignait, à juste titre, qu’en Europe le pluralisme constitutionnel ne serait qu’une version de monisme déguisé fonctionnant au seul profit de ceux qui détiennent le pouvoir politique, qu’il mettrait en danger l’État de droit et, en tout état de cause, qu’il deviendrait extrêmement complexe, flou et difficilement viable.

À la suite de la pérennisation des crises financière et migratoire, la confirmation de ces craintes semble probable, du moment où l’on a désormais pris conscience que « [n]ous ne vivons pas dans un monde constitutionnel pacifié ». Il a été compris que, dans une période de croissance économique, on pouvait facilement distinguer les aspects positifs de la primauté des soi-disant objectifs constitutionnels de l’Union. Ces objectifs étaient compatibles avec l’aspect libéral des ordres juridiques nationaux tempéré par la résistance de leurs limites constitutionnelles assurant une prestation suffisante de services d’utilité commune. En revanche, en temps de crise, la primauté des objectifs constitutionnels de l’Union n’a fait que renforcer le déficit social existant tant dans l’ordre juridique de l’Union que dans les ordres juridiques nationaux. De même, tandis qu’en période de croissance économique, la dynamique de l’idéal de l’intégration européenne couvrait le déficit démocratique de l’Union et la crise de la souveraineté des États-membres, en temps de crise, les rythmes des marchés financiers se sont substitués, dans une large mesure, tant aux normes juridiques qu’à l’activité politique, ce qui a entraîné un manque des sentiments fondamentaux de sécurité et de solidarité et le repli national. Ainsi, très souvent, sous le drapeau du pluralisme constitutionnel, les différents « faiseurs du systèmes » et surtout les juges, au lieu de solliciter sincèrement l’apaisement et la conciliation, continuent à combattre pour défendre leur cause et déconstruire la cause de ceux qui proviennent d’un autre ordre juridique. Les juges européens comme les juges nationaux tous invoquent toutes sortes de méthode interprétative pour arriver à donner aux énoncés normatifs des significations inattendues et aléatoires. Or, paradoxalement, ils développent la même pratique lorsqu’ils visent sincèrement à éviter les conflits entres les ordres juridiques impliqués et trouver un certain compromis. En effet, appelés à gérer les rapports entre ces ordres et à se mesurer avec la complexité incontournable et la liquidité étendue de ces rapports, les juges, privés de procédures et de critères formels, essaient d’éviter –voire de faire semblant d’éviter– à tout prix les conflits, en utilisant des méthodes et techniques interprétatives variables et en recherchant avec empirisme l’intégration de leurs jugements dans tous les ordres juridiques impliqués. Il en résulte ainsi généralement un pluralisme interprétatif, dont découle une perte de confiance dans la normativité et dans la signification des textes juridiques appliqués, ce qui ne sert guère ni l’aménagement systématique des rapports entre les ordres juridiques ni la sécurité juridique.

Malgré le credo dominant, il serait vraiment naïf de croire qu’un problème politique de première importance comme celui que pose l’intégration européenne défectueuse pourrait être résolu par le dialogue des juges. Les juges nationaux et européens sont appelés à créer une « méta-constitution » qui harmonisera toutes les normes fondamentales mises en réseau, c’est-à-dire d’exercer une fonction constituante, alors qu’une telle fonction dépasse largement aussi bien leur légitimité que leur capacités objectives et subjectives. C’est pourquoi, le pluralisme constitutionnel européen évolue plutôt comme un « pluralisme désordonné », dont les pas suspendus, hésitants, au lieu de juguler le phénomène de déréglementation constitutionnelle, le reproduisent. Avant tout, la complexité du pluralisme constitutionnel met en cause sa complétude et sa cohérence, c’est-à-dire les deux propriétés qui conditionnent la qualification de système de n’importe quel aménagement des ordres juridiques européens et nationaux. Au lieu d’un tel aménagement, les traits du pluralisme constitutionnel européen promeuvent une dilution des ordres juridiques, dans le cadre duquel le droit se trouve en négociation continue, à la merci du dialogue vivant des juges qui évolue d’une façon dissymétrique et imprévisible.

Conclusions

La déréglementation constitutionnelle pose le constitutionnalisme européen devant un trilemme assimilable à celui de Dani Rodrik. Il semble donc exister une incompatibilité entre les trois objectifs suivants : (1) la constitutionnalisation du droit européen (2), la survivance des ordres constitutionnels nationaux et (3) la sauvegarde de la démocratie, cette dernière prise dans le sens optimum de la coexistence de la démocratie politique et de la démocratie sociale. Promouvoir une constitutionnalisation parfaite du droit européen tout en respectant la démocratie, c’est-à-dire créer un État européen fédéral, présuppose la perte de la souveraineté des États-membres. Défendre la souveraineté étatique et la démocratie ne permet pas la constitutionnalisation parfaite de l’Europe. Défendre la souveraineté étatique et l’intégration européenne met en cause la démocratie. En même temps, rester en plein milieu constitue un exercice d’équilibre bien risqué, ce qu’a d’ailleurs démontré l’analyse des pas hésitants du pluralisme constitutionnel européen.

Alors qu’à première vue la correction de la déréglementation constitutionnelle pourrait logiquement être recherchée à travers deux mouvements opposés, le souverainisme ou le fédéralisme, qui, d’ailleurs, bénéficient encore de plusieurs adeptes, l’expérience des événements de ces dernières années dévoile que ces mouvements ne sont pas facilement réalisables. En tout cas, aucune autre résolution plus ou moins nette du trilemme ne l’est pas non plus. Alors que l’Union européenne fait plutôt marche arrière et que la souveraineté étatique semble être le pôle vers lequel nombreux pays sont le plus attirés, lorsqu’un État-membre montre des appétences de sortie de la zone Euro ou de l’Union, une certaine force semble le rappeler « à l’ordre » (Grèce 2015, Brexit). De même, ne pas sortir de la zone Euro ou de l’Union tout en défendant sa souveraineté étatique ne signifie guère qu’on fasse pleinement partie de l’équipe (Grèce, Hongrie, Pologne). Les phénomènes d’exclusion au sein de l’Union n’empêchent pas les élites de continuer à défendre l’illusion de la compatibilité entre l’intégration européenne et la souveraineté étatique, les tensions se reproduisent, comme récemment avec l’Italie, et, ainsi, un cercle vicieux proprement dit est consolidé. Ce cercle vicieux crée par défaut un compromis tacite au profit du modèle du pluralisme constitutionnel, c’est-à-dire au profit de la continuation de la déréglementation constitutionnelle. L’Europe est appelée à apprendre à vivre sans normes fondamentales concrètes ou, du moins, avec le risque que les normes fondamentales aient une fonction réduite. Il convient de rechercher les raisons de ce phénomène non seulement dans la peur du précipice qui se présente aujourd’hui comme le principal ciment de l’Europe, mais aussi et surtout dans les données institutionnelles, dans les rapports de force et dans les intérêts sous-jacents à la continuation de la déréglementation juridictionnelle.

L’État-nation reste encore le centre de gravité de l’ordre constitutionnel, le principal garant de la démocratie politique et des droits fondamentaux. Ce sont même les gouvernements des États-membres qui ont intérêt à nourrir la conviction de la fin de leur souveraineté, en vue de se décharger, devant leurs peuples, de la responsabilité politique des choix qu’ils font. Or, il ne faut pas sous-estimer l’affaiblissement significatif des forces constitutionnelles de l’État-nation. Si, malgré les apparences, la globalisation économique ne constitue pas un choix irréversible, la réversibilité de certaines conséquences de la globalisation technologique semble particulièrement difficile, puisqu’elles ont profondément changé les mentalités et les comportements de la quasi-totalité des populations, aussi bien de ceux qui font usage de leur droit de circulation que des sédentaires. En effet, les migrants au sens large du terme semblent constituer les nouveaux protagonistes de l’Histoire. Il ne s’agit pas seulement de ceux qui sont obligés de migrer pour des raisons économiques ou politiques et, en arrivant massivement dans un autre pays, se mettent en face des nationaux. Il s’agit aussi et surtout des migrants virtuels, des nationaux eux-mêmes, des citoyens de tout État qui ont été politiquement socialisés sur la base de l’individualisme dominant et peuvent, le cas échéant, décider volontairement de changer de pays au lieu d’essayer de changer de gouvernement. Il s’agit également de ceux qui, sans changer de pays, surfent quotidiennement sur internet, en faisant ainsi partie d’espaces de socialisation et d’entités politiques multiples. En effet, il s’agit d’une société d’individus fluide, insaisissable ou du moins difficilement saisissable par la puissance de l’État.

Cela étant, le fait que tout courant fédéraliste ou universaliste radical sollicitant une constitutionnalisation parfaite européenne ou mondiale reste à la fois impuissant et contesté, ne signifie pas qu’une réhabilitation constitutionnelle de l’État-nation soit facilement réalisable. Rester donc dans la position d’équilibre incertain que fait naître le pluralisme constitutionnel en reproduisant la déréglementation constitutionnelle pourrait être justifié comme étant la seule possibilité réelle, d’autant plus qu’une telle attitude favorise la diffusion de la responsabilité politique des gouvernants des États-nations, la promotion des projets néolibéraux dominants et les agissements quasiment incontrôlés des spéculateurs financiers hyperpuissants.

Certes, aussi longtemps qu’on reste enfermé dans cet équilibre risqué que crée le pluralisme constitutionnel, il convient d’épuiser toutes les marges possibles pour défendre l’acquis du constitutionnalisme moderne, à savoir l’objectif de la symbiose de la démocratie politique avec la démocratie sociale, tant au niveau de l’ordre juridique national qu’au niveau européen. Notamment en ce qui concerne le processus d’intégration européenne, qu’on doit toujours prendre au sérieux, on doit faire tout pour que l’Union accède à une constitutionnalisation démocratique proprement dite. L’Europe a besoin d’une constitutionnalisation réelle et effective, c’est-à-dire institutionnalisée, qui garantirait que les politiques européennes ne sont pas dictées par les règles « naturelles et inaliénables » des marchés, mais déduites d’un débat public pluraliste, dans et par l’antagonisme des projets politiques différents.

Toutefois, il faut bien admettre que, notamment dans les circonstances actuelles, le dépassement de la déréglementation constitutionnelle vers une constitutionnalisation démocratique de l’Union ne peut pas être considéré comme une issue prédéterminée. Si l’on n’arrive donc pas à sortir de cet équilibre risqué qui reproduit la déréglementation constitutionnelle, quelle pourrait être la perspective du constitutionnalisme en Europe ? Toute tentative de répondre à cette question ne doit et ne peut relever d’une prévision ou d’une prédiction. Elle n’est qu’une réflexion. Et la réflexion n’est pas toujours optimiste. La pérennisation de la déréglementation constitutionnelle risque de faire resurgir une série d’attributs qui ont dominé avant l’apparition de l’État moderne et qui sont étrangers, voire hostiles, aux qualités de l’État de droit libéral et social connues dans l’ère du constitutionnalisme moderne. Ce sont les attributs de la féodalité, voire du féodalisme, qui a régné notamment après la mort de Charlemagne, du soi-disant « père de l’Europe » unifié. D’ailleurs, « La réalité médiévale n’était pas si différente de la nôtre ».